II- L’histoire du Missel romain
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La Messe romaine antique
Dès le second siècle, le christianisme s’est répandu dans tout l’Empire romain, au Proche et au Moyen-Orient, en Grèce et en Asie Mineure, en Égypte et en Afrique du Nord, en Italie, en Gaule… la liturgie eucharistique s’est développée et enrichie de mille manières au contact de ces diverses cultures, donnant lieu à plusieurs grandes familles liturgiques distinguées par leur langue, leurs chants, par l’ordonnancement de leurs lectures et de leurs rites, et par maints usages locaux, mais unies toujours par leur noyau central : les paroles et les gestes de Jésus à la Cène.
Nous allons nous contenter d’étudier l’histoire de notre liturgie romaine, une liturgie tout à fait locale au point de départ, mais appelée à s’étendre dans à peu près tout l’Occident chrétien.
1.1. Les grandes caractéristiques de la liturgie romaine antique
Rome, où siègent Pierre et ses successeurs, devient naturellement le centre chrétien de l’Empire romain d’Occident. Comment y célèbre-t-on la Messe, dès avant la fin des persécutions au début du IVème siècle ? Retenons quelques traits originaux.
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Le passage du grec au latin
À Rome, le nombre des convertis augmente considérablement après 250, en dépit des persécutions épisodiques. À cette date, le latin et le grec, qui était la langue de la communauté primitive originaire d’Orient, arrivent à égalité dans l’usage des chrétiens. La latinisation de la liturgie s’opère tranquillement, sans violence, de 250 à 380, date à laquelle la liturgie romaine est devenue une liturgie latine. La langue latine est la première caractéristique de la liturgie romaine, même s’il existe d’autres liturgies de langue latine qui ne sont pas romaines, à Milan ou dans les Gaules.
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Les basiliques chrétiennes
Contrairement à ce que l’on croit souvent, il existait partout dans l’Empire romain encore païen de nombreuses églises, qui rivalisaient même avec les plus beaux temples élevés par les romains. À côté des demeures particulières, des « domus ecclesiæ » – riches villas romaines adaptées au culte – s’élèvent bientôt des basiliques chrétiennes construites sur le modèle des païennes. Elles sont constituées d’une nef rectangulaire de taille variable dont la partie haute, l’abside, est surélevée et de forme semi-circulaire. Au fond de cette abside se trouve le siège de l’évêque. À la jonction de la nef et de l’abside est érigé l’autel fixe, de bois d’abord, puis de pierre. La décoration de la basilique est somptueuse : mosaïques, fresques, tentures, luminaires, ciborium tendu comme un ciel au dessus de l’autel, ambon monumental pour la lecture de l’Évangile…
Avec la paix constantinienne et la tranquillité de l’Église, ces basiliques vont être le lieu du déploiement de la liturgie romaine, au cours du IVème siècle.
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Les premiers livres liturgiques
Dans cette période d’enrichissement, les textes et les prières liturgiques vont se formaliser et donner naissance à des recueils manuscrits. Si, dans les premiers siècles, les prêtres composaient eux-mêmes les prières du culte en suivant les lignes générales héritées des Apôtres, ils vont vite préférer se conformer aux textes légués par les plus savants d’entre eux, les grands évêques, les papes et les docteurs : saint Basile ou saint Jean Chrysostome en Orient, saint Ambroise, saint Léon le Grand (440-461) ou le pape Gélase (492-496) en Occident.
Au VIème et au VIIème siècles, les prières composées par ces derniers au cours du siècle précédent, dans un latin remarquable, vont être compilées dans des livres qu’on appellera plus tard des « sacramentaires », et qui forment aujourd’hui encore la source principale des prières de la Messe romaine, en particulier les Préfaces et les oraisons du président : la collecte, la prière sur les offrandes et la postcommunion.
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Le Canon romain
S’il est un monument emblématique de la liturgie romaine, c’est bien sa grande et unique prière eucharistique que l’on appelle, aujourd’hui encore, le Canon Romain. On le trouve cité et commenté en partie déjà par saint Ambroise, vers 390, et il acquiert sa forme définitive dès la fin du Vème siècle. C’est donc cette prière, en partie fixe et en partie variable, au style et à la théologie particulièrement remarquables, que la liturgie romaine a emprunté exclusivement, depuis le IVème siècle, pour accomplir le mystère eucharistique. C’est celle encore qui occupe la place d’honneur dans le Missel romain de notre époque, même si on l’a assorti depuis 1969, et suivant un usage de l’Orient, d’autres prières eucharistiques utilisables en des circonstances moins solennelles.
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Le chant romain
La liturgie romaine semble, primitivement, assez réfractaire au chant : elle est, nous le verrons, sobre et dépouillée par nature. C’est de l’Afrique chrétienne que lui vient peu à peu l’usage de chanter des psaumes après les lectures (graduel, trait, alléluia), pendant les processions de l’offertoire et de la communion. Le chant initial de l’introït s’ajoute encore un peu plus tard, de sorte que la Messe romaine antique commence en silence. Nous en avons une trace dans la procession silencieuse du Vendredi Saint, qui est le dernier vestige de ce que fut la liturgie de Rome aux IVème et Vème siècles, jusqu’au grand pontificat liturgique de saint Léon le Grand, mort en 461. Essayons, pour achever cette présentation de la liturgie romaine antique, de nous l’imaginer…
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Idée de la Messe à Rome au IVème siècle
Lire Dom Guy Oury, La Messe romaine et le peuple de Dieu dans l’histoire, Solesmes, 1981, pp. 69-61.
1.2. Les problèmes « de toujours »
Nous sommes là au commencement d’un âge d’or liturgique, alors que, paradoxalement, l’Empire romain d’Occident en butte aux invasions barbares, approche de sa ruine.
On peut parler d’âge d’or liturgique dans la mesure où la liturgie est vraiment le centre et le sommet de toute la vie chrétienne. Lorsque l’Empire devient résolument chrétien, toute l’existence s’achève dans la liturgie : la réflexion des théologiens comme l’expérience religieuse du chrétien le plus modeste, les arts et la musique, la vie publique et les institutions ecclésiastiques…
Cependant, cette période n’est pas exempte des questionnements et des tensions qui parcourront toute l’histoire de la liturgie jusqu’à nos jours. Tension entre la sobriété originelle et l’exubérance croissante du culte (exemple des vêtements mondains passés dans l’usage cultuel, ou de l’usage de la musique), tension entre la tradition reçue et la culture ambiante (exemple de l’encens, suspecté de paganisme), difficultés liées à la compréhension du latin (en pays de langue celtique ou berbère) ou à la participation populaire (spécialisation du ministères, manque de place dans les églises), problèmes liés à la communion eucharistique, dont l’accès est sévèrement réglementé, comme au manque de ferveur des communiants que déplorent maints Pères de l’Église…[1]
La liturgie vécue par les hommes, même en ses périodes les plus fastes, n’atteint jamais la perfection ! Cela est vrai aussi en cette période charnière de l’histoire de la civilisation occidentale, à cheval entre l’Antiquité tardive et le Moyen-Âge, période dont le personnage le plus emblématique, au rôle capital pour l’histoire de la liturgie romaine en cette fin du VIème siècle, fut le pape Grégoire le Grand. Avec lui, nous entrons dans une époque nouvelle, celle de la chrétienté.
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La Messe de la Chrétienté
2.1. La Messe de saint Grégoire le Grand
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a) Un pontificat éponyme
On pourrait définir le pontificat très symbolique de saint Grégoire le Grand (590-604) comme celui qui vit briller le faste de la liturgie romaine sur les décombres de l’Empire. La tradition liturgique inaugure avec ce pape sa grande période classique.
Tout, dans la liturgie, devient « grégorien », et on imputera à saint Grégoire, à tort ou à raison, toutes les richesses de ce temps : le sacramentaire est grégorien, le style de ses prières aussi, le chant romain devient également grégorien, comme aussi les cérémonies de la Messe.
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b) le « génie du rit romain »
« Grégorien » en vient à désigner ce qui fait le génie propre et permanent du rite romain : une liturgie sobre et décantée, rationnelle et logique, pure dans sa langue et dans ses rites, concise dans ses énoncés théologiques, sans ajout inutile, somptueuse seulement pour son cadre, son chant et son cérémonial, une cérémonie digne d’un pape qui en est le célébrant de référence… toutes choses qui peuvent nous faire penser au style liturgique du saint Père Benoît XVI.
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c) Évolution des rites dans la période grégorienne
Au cours des VIIème et VIIIème siècles, la liturgie de la Messe romaine acquiert la plupart des éléments structurants qui ont demeuré jusqu’à nous : le chant d’introït, la procession avec encens en chandeliers, la vénération de l’autel par un baiser, le Kyrie rapporté d’Orient comme le Gloria in excelsis, la prière de collecte, la disparition de la première lecture au profit de la seule Épître, les chants « grégoriens » de la liturgie de la Parole, la disparition de la prière universelle, le Canon romain chanté alors à haute voix, le Notre Père suivi du baiser de paix, la fraction du pain, la prière après la Communion, l’Ite missa est, le baiser à l’autel et la procession solennelle de sortie.
2.2. Diffusion de la Messe romaine à l’époque carolingienne
La perfection de cette forme liturgique va entrainer son expansion progressive dans tout l’Occident, à la faveur des missions dans les terres encore païennes du Nord de l’Europe et surtout de la consécration, par les papes romains, de la nouvelle dynastie carolingienne. Pépin le Bref, puis son fils Charlemagne, vont découvrir la beauté de la liturgie et du chant grégoriens, et ils vont s’employer à en faire le ciment de leur nouvel Empire romain. Partout en Europe circulent des clercs et des moines imbus de la liturgie de Rome, qui vont en répandre les usages et les chants.
Mais cela ne se fait pas sans quelques influences réciproques, qui vont atténuer la sobriété du culte de Rome : le chant romain va s’enrichir des traditions plus ornées de Gaule ou d’Espagne ; Rome va recevoir l’usage du pain azyme, par conformité à l’Évangile ; le Canon ne va plus être chanté mais récité à voix basse ; les encensements vont se multiplier ; le Credo de Nicée va être chanté après l’Évangile ; la prière face à l’Orient va se généraliser…
En l’An Mil, la liturgie romaine sera devenue une liturgie « romano-franque », marquée par beaucoup d’usages mystiques d’Orient qui avaient pénétré en Gaule mais pas à Rome, toujours soucieuse de la plus grande simplicité.
2.3. La Messe et la piété médiévale
Telle se présente la Messe romaine au passage dans le second millénaire, à l’orée du Moyen-Âge central qui voit l’accomplissement de la chrétienté visible. L’époque de la chrétienté occidentale – on pourrait dire par commodité l’époque romane et surtout gothique – va influer de plusieurs manières sur la liturgie eucharistique. On peut en retenir trois principales.
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a) La beauté du culte et l’allégorie au service de la prière
S’il est un lieu qui incarne le déploiement de la liturgie au Moyen-Âge, c’est bien l’abbaye de Cluny. Elle est le plus majestueux de ces lieux innombrables en Occident – monastères, cathédrales, collégiales – où la liturgie est célébrée, quotidiennement, avec faste. On a l’idée en effet, avec Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, que « au dessus de tous biens sur cette terre d’exil, c’est le bien suprême de glorifier Dieu par un culte solennel dans son sanctuaire. »[2]
Au service de la beauté, la musique sacrée se développe, avec les premières polyphonies et la composition d’un immense trésor poétique, souvent écrit dans un latin rimé et facile à comprendre. Le Missel se charge ainsi d’un nombre considérable de séquences et de tropes et, de plus en plus, les églises particulières se dotent de missels particuliers, avec les conséquences que l’on verra.
Dans le même temps, le clergé s’efforce d’expliquer aux fidèles une liturgie devenue en partie insaisissable, du fait de sa complexité et du cloisonnement du sanctuaire. La méthode préférée est celle de l’allégorie, qui consiste à donner à chaque détail de la cérémonie une signification imagée, en lien le plus souvent avec la Passion du Christ : ainsi, quand le prêtre s’incline profondément au « Supplices te rogamus » du Canon, il représente le Christ inclinant la tête sur la Croix et rendant son esprit ; quand le diacre repose la pale sur le calice après le « Per ipsum », il referme le sépulcre de Jésus et, lorsque la pale est de nouveau enlevée, le prêtre met dans le calice une parcelle d’hostie, figurant la Résurrection par l’union du Corps et du Sang du Sauveur.
Il se reproduit en quelques sorte le phénomène du vitrail : toute l’attention du peuple se porte sur ce qu’il voit, non pas sur ce qu’il entend (ou n’entend plus !), avec le risque de faire des rapprochements artificiels, ou peu théologique, et de rendre les fidèles étrangers à la Parole vivante qui accomplit les sacrements.
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b) La mise en valeur de la piété du célébrant
Un second trait caractéristique de la Messe médiévale est l’ajout, dans la liturgie, de nombreuses prières de dévotion récitées à voix basse par le prêtre : habillage à la sacristie, Prières au bas de l’autel et Confiteor, formules d’offertoire, prières avant et après la Communion, comme à la fin de la Messe. Ces prières étaient très nombreuses, variables suivant les lieux et les missels, quelquefois de manière un peu anarchique.[3]
De même, des gestes sont ajoutés pour éviter la routine, pour rester bien attentif au mystère célébré.
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c) La Messe ou l’adoration de la Présence réelle
Enfin, le phénomène le plus frappant, et le plus lourd de conséquences, qui marque la liturgie médiévale, est assurément la focalisation sur le Mystère de la Présence Réelle.
Un geste est emblématique : l’élévation de l’hostie après la Consécration, que tous, théologiens, historiens et liturgistes, considèrent comme le fait le plus important de l’Histoire de la Messe au Moyen-Âge.
L’origine de ce geste est liée aux nombreuses controverses eucharistiques qui agitent la théologie médiévale dès le XIIème siècle et dont certaines vont jusqu’à contester, avec Bérenger de Tours, la réalité de la présence réelle du Christ.
En outre, l’usage s’était établi de mimer les gestes du Christ à la Cène au point d’élever l’hostie au moment où le prêtre disait : « il prit le pain », et de prononcer les paroles de la Consécration dans cette attitude d’élévation. L’évêque de Paris, Eudes de Sully (1196-1208), intervient en demandant aux prêtres de ne pas montrer l’Hostie au peuple avant qu’elle ne soit consacrée, afin que celui-ci adore seulement la Présence réelle.
En fait, la portée de cette décision est beaucoup plus profonde. Jusque là, depuis l’Antiquité, l’action eucharistique était rectiligne, puisque la Consécration elle-même n’était soulignée que par des gestes très discrets. Elle était moins un aboutissement en soi que la continuation d’une action qui se développait jusqu’à la consommation du sacrifice par la Communion eucharistique.
Désormais, la Messe trouve un nouveau centre de gravité : c’est le miracle de la Transsubstantiation qui devient, pour les fidèles, le sommet du rite eucharistique. Et la contemplation de la Présence Réelle va en quelque sorte se substituer à la manducation du Corps du Christ à la communion, laquelle devient tellement rare que le Concile du Latran de 1215 doit faire obligation aux fidèles de communier au moins une fois l’an !
La Messe, du moins dans l’esprit des fidèles, n’est plus d’abord la grande représentation sacramentelle de tout le mystère pascal du Christ, auquel on communie physiquement, mais le lieu où s’accomplit le miracle sublime de la Transusbtantiation.
La réaction protestante aura beau jeu de réclamer un retour à la Cène évangélique, avec son leitmotiv : « Il faut changer la Messe en Communion ». C’est tomber dans l’excès inverse, quand il eût mieux valu réaffirmer, comme le fera le Concile de Trente, que la Messe est indissociablement le sacrement du Sacrifice du Christ et le sacrement de son Corps et de son Sang donnés en nourriture.
La Messe médiévale n’avait en rien dénaturé cette vérité de foi, mais l’évolution de ses rites et de sa piété, comme la défense de la foi contre les hérésies du temps, concouraient avant tout à mettre en valeur le mystère de la Présence Réelle.
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Le temps des réformes
3.1. La Réforme protestante et le Missel de saint Pie V
C’est sur ce terrain doctrinal que la Réforme s’est positionnée. En conséquence de ses affirmations sur les sacrements et sur la nature de la Messe, elle a été amenée à contester la liturgie catholique, le rôle de ses prêtres et la participation passive de ses fidèles. Cette contestation s’est d’abord étendue insidieusement, par l’insertion dans les missels existants de textes incompatibles avec la foi catholique.
C’est pour remédier à ces erreurs diffuses dans les missels très nombreux qui avaient vu le jour dans les siècles précédents que saint Pie V imposa à l’Église universelle l’usage du Missel médiéval de la ville de Rome, imprimé pour la première fois en 1474. L’invention de l’imprimerie quelques décennies auparavant devait permettre la diffusion universelle de ce Missel romain, garant de l’orthodoxie eucharistique.
Ne pouvant pas contrôler l’orthodoxie des missels parus depuis le milieu du XIVème siècle, époque des premières grandes contestations eucharistiques, le pape interdit l’usage des missels n’ayant pas au moins 200 ans d’ancienneté.
La liturgie tridentine traversera exactement quatre siècles, jusqu’au nouveau Missel romain réformé par le Pape Paul VI à la suite du concile Vatican II et publié en 1969.
3.2. La mise en cause utopiste de l’héritage médiéval
Après la Réforme, d’autres courants utopistes se sont attaqués, dans les Temps Modernes, à la liturgie de la Messe. Précédant de peu l’époque des Lumières, certains courants jansénistes ont déprécié le caractère irrationnel et mondain des rites ajoutés par le Moyen-Âge. Ainsi certains prêtres jansénistes, tel Jacques Jubé, curé d’Asnières au début du XVIIIème siècle, entendent dépouiller les églises de toutes leurs images, dire la Messe sur un autel nu en se tournant vers les paroissiens, traduire les prières en français, faire participer les fidèles par la procession des offrandes…
Ce qui est contesté par les Lumières, c’est toute la période médiévale, « gothique » comme on dira de manière péjorative, suspectée d’avoir faussé l’institution évangélique de l’Eucharistie, d’avoir encouragé la superstition en n’éclairant pas la dévotion des fidèles, et de s’être positionnée dans une attitude de défense de la foi et des privilèges ecclésiastiques.
3.3. Le Mouvement liturgique et le nouveau Missel romain de Paul VI
Il est vrai que la surenchère esthétique, allégorique et mystique du Moyen-Âge, et surtout l’individualisme grandissant dans la pratique religieuse, ont pu conduire à une mésestime du mystère liturgique. On s’est éloigné des sources premières, on a perdu le sens sacramentel des rites, les dévotions particulières se sont imposées, en lien avec une conception de plus en plus individuelle et moralisante de la vie chrétienne.
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a) Le Mouvement liturgique
Pour retrouver l’esprit des premiers siècles et redonner à la liturgie le caractère englobant de toute la vie chrétienne qui avait été le sien durant le premier millénaire, il fallait un grand mouvement de renouveau catholique.
Ce fut le Mouvement liturgique, dont la figure marquante fut, dans les débuts, l’abbé réformateur de Solesmes, Dom Guéranger (1805-1875). Pour lui, les Institutions liturgiques et l’Année liturgique sont la source de la vie de l’Église, la source de sa spiritualité comme de sa doctrine, la source de sa communion universelle sous l’égide du Pontife romain.
Saint Pie X, au début du XXème siècle, encouragera ce mouvement en rappelant que la liturgie est « la source authentique du véritable esprit chrétien », et en entreprenant d’importantes réformes dans les livres liturgiques romains.
Ainsi, son idée de rétablir l’usage universel du chant grégorien tend à faire revivre à l’Église l’âge d’or liturgique auquel avait présidé saint Grégoire le Grand à la fin de l’Antiquité.
De nombreuses recherches archéologiques, la redécouverte de la théologie ancienne, celle des Pères de l’Église enracinée dans l’Écriture Sainte et l’expérience communautaire de la prière, vont accompagner ce Mouvement liturgique qui, après les réformes et les enseignements majeurs du pape Pie XII, arrivera à maturité au moment du Concile.
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b) Les intentions liturgiques du Concile et leur traduction dans le Missel de Paul VI
Quelles furent les intentions du Concile lorsqu’il s’attaqua à la restauration du Missel romain ? Il les énonce lui-même :
Cette restauration doit consister à organiser les textes et les rites de telle façon qu’ils expriment avec plus de clarté les réalités saintes qu’ils signifient, et que le peuple chrétien, autant qu’il est possible, puisse facilement les saisir et y participer par une célébration pleine, active et communautaire.[4]
Voilà l’esprit qui préside à la refonte du Missel Romain. On vise avant tout à favoriser la participation des fidèles à la liturgie , afin « qu’ils n’assistent pas à ce mystère de la foi comme des spectateurs étrangers et muets, mais que, le comprenant bien dans ses rites et ses prières, ils participent consciemment, pieusement et activement à l’action sacrée, soient formés par la Parole de Dieu, se restaurent à la table du Corps du Seigneur, rendent grâces à Dieu… »[5]
Pour cela, le rituel de la Messe sera révisé afin de le rendre plus lisible, dans cet esprit de « noble simplicité » et de « brièveté remarquable »[6] si caractéristiques du rite romain ancien :
Aussi, en gardant fidèlement la substance des rites, on les simplifiera on omettra ce qui, au cours des âges, a été redoublé ou a été ajouté sans grande utilité ; on rétablira selon l’ancienne norme des saints Pères, certaines choses qui ont disparu sous les atteintes du temps, dans la mesure où cela apparaîtra opportun ou nécessaire.[7]
Enfin, l’Église réaffirme l’unité des deux tables de la Parole de Dieu et de la Sainte Communion, en demandant que soient ouverts « plus largement les trésors bibliques ».[8]
Il en est résulté le missel romain de Paul VI, publié en 1969, dont nous connaissons la ligne sobre et vraiment romaine, et la richesse du contenu.
Nous y trouvons des nouveautés, qui n’appartiennent certes pas à la tradition romaine, et dont les plus significatives sont à coup sûr les nouvelles prières eucharistiques qui s’ajoutent au Canon Romain, les nouvelles prières d’offertoire inspirées des bénédictions juives du repas pascal, et le nouveau lectionnaire qui permet, en trois ans, de parcourir l’essentiel de la Sainte Écriture.
De nombreux gestes et prières ajoutés au cours du Moyen-Âge ont été supprimés, d’autres, souvent plus anciens, ont été restaurés, en particulier la prière universelle.
Tout ce qui, pour le reste, diffère du Missel Romain de saint Pie V, est puisé aux sources les plus anciennes de la tradition occidentale, en particulier dans les sacramentaires romains du premier millénaire.
D’où vient, alors, l’idée diffuse chez beaucoup depuis quarante ans, ou même revendiquée d’un bord comme de l’autre, que ce Missel ne serait pas dans la continuité de la liturgie antérieure ? Cette question va nous permettre de conclure et de synthétiser ce que notre parcours historique nous aura appris.
[1] Un exemple, chez saint Jean Chrysostome : « Je vois beaucoup de gens qui participent étourdiment et sans réflexion au Corps du Christ, plutôt par habitude et pour obéir à la loi que par raison et par réflexion. Voient-ils arriver le temps du saint Carême ou celui de l’Épiphanie, en quelque état qu’ils se trouvent, ils prennent part aux sacrements… »
[2] Anonyme, Vita Petri, PL CLXXXIX, c. 19.
[3] On cite volontiers saint Vincent de Paul, quelques siècles plus loin, notant : « J’étais une fois à Saint-Germain-en-Laye où je remarquais sept ou huit prêtres qui dirent tous la Messe différemment ; l’un faisait d’une façon, l’autre d’une autre ; c’était une variété digne de larmes. Dieu soit béni de ce qu’il plaît à sa divine Bonté remédier peu à peu à ce grand désordre ! » (Œuvres, éd. P. Coste, t. XII, Entretiens, Paris, 1924, pp. 258-259.)
[4] SC 21.
[5] SC 48.
[6] SC 34.
[7] SC 50.
[8] SC 51.