Saint Martin : apôtre de la paix
Don Paul PREAUX
Homélie prononcée lors des Assises 2009
Aujourd’hui, nous avons vécu avec émotion, joie et recueillement, en une seule journée ce qui fut le parcours de toute sa vie. Nous avons vécu sous son regard : d’abord la charité du manteau partagé (la charité du pauvre), celle de sa vie pastorale et eucharistique, et maintenant nous sommes invités à contempler sa charité fraternelle. Nous vivons ici à Candes, l’ultime dévoilement et le dernier débordement de la vie intérieure de notre Patron Céleste. Ces Vêpres sont l’occasion de rendre à Dieu pour le don de cet homme qui petit à petit à laisser grandir l’Amour de Jésus en lui, au point d’en devenir totalement transparent. Les hommes voyaient Dieu dans cet homme ! Il est devenu diaphane à la lumière du Ressuscité. Rendre grâce aussi à Dieu pour le don de notre communauté sacerdotale, pour le don de notre fraternité, et son rayonnement apostolique sur les fidèles dont nous avons reçu la charge par nos ministères. Je voudrais insister sur ce débordement de sa vie intérieure. Car tel est le secret, me semble t-il de sa charité fraternelle.
Le Pape Benoit XVI dans son Encyclique « Deus caritas est » rappelle l’interprétation que saint Grégoire le Grand donne de l’échelle de Jacob dans sa Règle pastorale (le patriarche Jacob vit en songe, sur la pierre qui lui servait d’oreiller, une échelle qui touchait le ciel et sur laquelle des anges de Dieu montaient et descendaient). «Le bon pasteur, dit-il, doit être enraciné dans la contemplation. En effet, c’est seulement ainsi qu’il lui sera possible d’accueillir les besoins d’autrui dans son coeur, de sorte qu’ils deviennent siens: «Per pietatis viscera in se infirmitatem caeterorum transferat» (Par les entrailles de sa miséricorde, qu’il prenne sur lui la faiblesse de tous les autres). Dans ce cadre, saint Grégoire fait référence à saint Paul qui est enlevé au ciel jusque dans les plus grands mystères de Dieu et qui, précisément à partir de là, quand il en redescend, est en mesure de se faire tout à tous (cf. 2 Co 12, 2-4; 1 Co 9, 22). D’autre part, il donne encore l’exemple de Moïse, qui entre toujours de nouveau dans la tente sacrée, demeurant en dialogue avec Dieu, pour pouvoir ainsi, à partir de Dieu, être à la disposition de son peuple. «Au-dedans [dans la tente], ravi dans les hauteurs par la contemplation, il se laisse au dehors [de la tente] prendre par le poids des souffrants: Intus in contemplationem rapitur, foris infirmantium negotiis urgetur. »
C’est précisément à travers la prière que le pasteur devient sensible aux besoins des autres et miséricordieux envers tous. L’amour du frère consiste dans le fait que j’aime aussi, en Dieu et avec Dieu, ce frère que je reçois sans l’avoir choisi, cette personne que je ne connais pas bien, mais avec laquelle je suis invité à faire un bout de chemin. Cela ne peut se réaliser qu’à partir de la rencontre intime avec Dieu, une rencontre qui est devenue communion de volonté. J’apprends alors à regarder cette autre personne non plus seulement avec mes yeux et mes sentiments, mais selon la perspective de Jésus Christ. Son ami est mon ami. Au-delà de l’apparence extérieure de l’autre, je vois avec les yeux du Christ et je peux donner à l’autre bien plus que les choses qui lui sont extérieurement nécessaires: je peux lui donner le regard d’amour dont il a besoin. … Si le contact avec Dieu me fait complètement défaut dans ma vie, je ne peux jamais voir en l’autre que l’autre, et je ne réussis pas à reconnaître en lui l’image divine. Si par contre dans ma vie je néglige complètement l’attention à l’autre, désirant seulement être «pieux» et accomplir mes «devoirs religieux», alors même ma relation à Dieu se dessèche. Seule ma disponibilité à aller à la rencontre du frère – nous pensons ce soir à la démarche de saint Martin -, à lui témoigner de l’amour, me rend aussi sensible devant Dieu. Seul le service du prochain ouvre mes yeux sur ce que Dieu fait pour moi et sur sa manière à Lui de m’aimer. Amour de Dieu et amour du prochain sont inséparables, c’est un unique commandement.
Il n’y a pas de vie fraternelle sans pardon et sans réconciliation!
Ici à Candes, comme les deux fleuves se jetent l’un dans l’autre, ces deux formes de l’amour se compénètrent et s’appellent mutuellement. « L’amour grandit par l’amour. L’amour est «divin» parce qu’il vient de Dieu et qu’il nous unit à Dieu, et, à travers ce processus d’unification, il nous transforme en un Nous, qui surpasse nos divisions et qui nous fait devenir un, jusqu’à ce que, à la fin, Dieu soit «tout en tous» (1 Co 15, 28). » (Deus caritas est, 18) Je trouve ce passage de la première encyclique de Benoît XVI, un merveilleux commentaire de cet épisode de la vie de saint Martin que nous sommes en train de vivre en communauté. Saint Martin vient à Candes comme un apôtre de la réconciliation fraternelle et un artisan de paix. C’est son dernier service pastoral sur cette terre. Il nous apprend qu’il n’y a pas de vie fraternelle sans pardon et sans réconciliation.
La paix est extrêmement liée à l’amour. Parfois nous ne sommes pas en paix parce que nous aimons mal. Soit nous voulons capter par l’amour fusionnel soit nous voulons repousser par le refus de pardon. Nous le sentons très bien quand nous avons vécu un conflit et que nous entrons intérieurement dans le pardon, aussitôt une paix profonde s’installe. Mais c’est un combat et parfois une longue agonie. La charité, c’est laisser couler l’amour qui vient d’au-delà de moi, que je laisse vivre en moi et que je donne en pure gratuité. Retrouver ce mouvement de l’amour ne peut que produire la paix parce que l’essence de mon être c’est aimer, accueillir, goûter et redonner cet amour sans le prendre ni le repousser.
L’Esprit Saint, c’est l’Amour au cœur de la Trinité ayant pour mission d’être fécond à l’extérieur de la Trinité. Saint Paul dit « l’Amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint Esprit » (Rm 5,5). Faire l’expérience de l’Esprit Saint c’est faire l’expérience de la paix. L’autre nom de la paix c’est l’Esprit. Je vous invite à nous ré-approprier cette Parole forte de saint Paul aux Ephésiens : « Appliquez-vous à conserver l’unité de l’Esprit par ce lien qu’est la paix » (Eph 4, 3). Saint Martin nous regarde, mais il vient à nous ce soir pour nous réconcilier avec Dieu, avec les frères de la communauté, avec nous-mêmes. Il ne faudait pas sortir de cette collégiale sans prendre la ferme résolution de poser un geste de réconciliation. Faire ne serait-ce qu’un pas, même s’il nous coute un peu ! L’expérience de la paix est le critère authentique d’une expérience de l’Esprit Saint.
Attention de pas confondre cette paix avec une pseudo-expérience de paix, qui nous ferait faire l’économie de la Croix. Apparemment ces deux notions la paix et la croix semblent incompatibles, mais la clef qui ouvre ce langage étonnant, apparemment contradictoire de la paix au milieu de la croix, c’est l’expérience de Jésus Christ mort et ressuscité. Quand je suis dans la croix, je suis identifié à Jésus souffrant mais si j’entre dans l’abandon aimant au coeur de ma croix, le Christ n’est pas que le crucifié. Il est le Ressuscité, le Glorieux, le Prince de la paix. Ce qui fait qu’en m’abandonnant crucifié à Jésus, Il me livre sa gloire, sa paix, sa joie.
C’est là tout le message des saints qui nous est souvent incompréhensible spontanément. Les saints sont tellement entrés dans l’amour à haute température que pour reprendre les mots de Grignon de Montfort « leur croix est dépassée par l’amour ». La souffrance en tant que telle est difficile mais c’est le manque de sens qui la rend absurde et intolérable. En m’abandonnant au Christ vivant, agissant, apaisant, au coeur de ma croix je ne trouve pas seulement un peu de sens, je trouve le SENS. La souffrance prend tout son sens quand elle est vécue dans l’amour, quand on passe de la ‘provocation’ du mal à la ‘vocation’ d’aimer dans la souffrance. Alors une paix immense s’installe sans que la croix nous soit enlevée de manière magique.
On comprend peut-être un peu mieux le mot de saint Séraphin de Sarov : « Acquiers la Paix, et des milliers autour de toi trouveront le salut ». Voilà l’exemple de saint Martin. Sa vie entière, Martin a consenti à faire la volonté du Christ (Fiat voluntas tua), et s’est laissé conformer au Christ obéissant au Père et se faisant il était en paix. Il vivait dans une paix rayonnante et contagieuse, au point de la transmettre à ses frères en discorde. Il vient à Candes comme l’ultime étape de son Pèlerinage terrestre, la dernière préparation à son éternité bienheureuse. En allant visiter ses frères, il leur manifeste sa charité ardente et leur apprend à relativiser leurs querelles intestines à l’aune de l’Eternité bienheureuse. Mais comment Martin se prépare t-il à sa Pâque éternelle ?
Justement, comme le Christ, en aimant les siens qui sont encore dans le monde, mais en les aimant jusqu’à l’extrême (cf. Jn 13, 1). Ce qui peut signifier jusqu’au bout de sa vie terrestre, jusqu’à son dernier souffle, mais aussi jusqu’à la folie de l’amour : en prenant sur lui ce qui divise, en le portant en quelque sorte, afin de donner aux autres la possibilité d’une vraie réconciliation. Il ne va pas seulement recouvrir de son coeur le pauvre d’Amiens, ni même se faire pauvre en conformité au Christ dépouillé, il va se faire l’agneau, lui le pasteur (Ap 7, 17) en prenant sur lui les divisions de ses frères. Il plante au milieu d’eux la Croix glorieuse, la Croix d’Amour, la Croix de Jésus, car « c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n’en fait qu’un, détruisant la barrière qui les séparaient, supprimant en sa chair la haine (…) pour créer en sa personne un seul Homme nouveau, faire la paix et les réconcilier avec Dieu en un seul corps par la Croix : en sa personne il a tué la haine. Alors il est venu proclamer la Paix » (cf. Eph 2, 14-16). Amen.
Don Paul PREAUX