Postérité et actualité spirituelle de saint Martin de Tours
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En cette année 2016, la coïncidence du jubilé de la miséricorde et du 1700e anniversaire de la naissance présumée de saint Martin sur le territoire de l’actuelle Hongrie nous invite à redécouvrir cette grande figure de sainteté et sa postérité spirituelle dans la lumière de la miséricorde divine. Un tel rapprochement n’est pas artificiel, comme le montre le fait, au demeurant peu connu en France, que saint Martin est volontiers désigné, dans la tradition chrétienne orientale, comme « le Miséricordieux ». Tel est d’ailleurs le nom de la petite paroisse orthodoxe de Tours aujourd’hui : Saint-Martin le Miséricordieux[1].
Un tel qualificatif fait naturellement référence à la scène universellement connue du partage du manteau avec le pauvre d’Amiens. Mais la vie de Martin, comme nous l’a montré l’exposé de Bruno Judic, ne se limite pas à cette image édifiante. Et de même qu’il ne serait pas juste de réduire la vie et l’œuvre de Martin au manteau partagé, si belle et significative soit cette scène, de même l’on doit se garder de réduire la miséricorde au seul partage de biens matériels, même s’il s’agit incontestablement d’une exigence évangélique. C’est toute la vie de Martin, ou du moins tout ce que nous en savons[2], qui nous permet d’aborder les multiples facettes du mystère de la miséricorde divine et de ces œuvres de miséricorde dont le pape François, dans la bulle d’indiction du jubilé, nous rappelle la liste[3]. En outre, la vie de saint Martin, si l’on peut dire, ne se limite pas à sa vie terrestre : lorsqu’il meurt en 397, c’est une véritable nouvelle vie qui débute pour ce saint, tout de suite vénéré comme l’un des plus grands hommes de Dieu que les Gaules aient connu.
Pour notre second parcours martinien de la soirée, je vous propose deux étapes : d’abord, un aperçu de la postérité spirituelle de Martin en Gaule et en France – en somme, la vie de saint Martin après sa mort ; ensuite, quelques passages de la vie et de l’action de saint Martin que l’on peut considérer comme particulièrement représentatifs des œuvres de miséricorde que le Saint-Père nous invite à redécouvrir et à pratiquer.
1/ Martin après Martin : présence et culte de saint Martin en Gaule et en France
Déjà réputé de son vivant pour ses pouvoirs thaumaturgiques, Martin, après son passage au Ciel, redouble d’activité et de puissance – de virtus selon le mot latin traditionnellement employé à son sujet[4] – pour soulager les personnes souffrantes et affligées qui recourent à son intercession et affluent à Tours, sur son tombeau qui devient rapidement, dès le Ve siècle, le plus important lieu de pèlerinage de la Gaule.
Deuxième successeur de Martin, l’évêque saint Perpétuus ou Perpet, fait édifier à la fin du Ve siècle une basilique adaptée au grand nombre des pèlerins[5]. Outre la dépouille de saint Martin, on y vénère son manteau[6]. Cette basilique est le théâtre d’une scène politique symboliquement importante en 508 : le roi des Francs Clovis, vainqueur des Wisigoths à Vouillé, non loin de Poitiers, rencontre sous le patronage de Martin les ambassadeurs de l’empereur byzantin qui, dans la basilique de Tours, lui remettent les insignes consulaires[7]. Cette cérémonie vise à manifester l’unité religieuse et politique existant entre Byzance, héritière de Rome, et le royaume des Francs qui, émergeant du monde barbare, sont désormais prédominants en Occident et liés à l’Église catholique, contrairement aux autres peuples germaniques majoritairement ariens.
Saint Martin et sa ville de Tours acquièrent donc très vite une place privilégiée dans la chrétienté gauloise et franque. L’évêque saint Grégoire, historiographe et poète, évoque déjà, à la fin du VIe siècle, l’existence d’une communauté de moines à la basilique de Tours. Forte du prestige du lieu et fière de ses traditions, cette communauté refuse le modèle bénédictin qui se répand en Gaule à partir du milieu du VIIIe siècle avec le soutien des Carolingiens. L’un des plus illustres conseillers de Charlemagne, l’Anglais Alcuin, est nommé abbé de Saint-Martin de Tours en 796 – mais cela ne suffit pas à faire rentrer le monastère dans le rang. Tours prétend alors au statut de deuxième lieu de pèlerinage de la chrétienté d’Occident, après Rome, et les moines ne veulent pas se voir imposer une règle qu’ils jugent étrangère à leurs coutumes, à leur charisme, à leur dignité.
La réforme bénédictine est finalement imposée à tous les monastères de l’Empire carolingien par le concile d’Aix-la-Chapelle en 817 : ceux qui la refusent doivent devenir des collégiales. Tel est le cas de Saint-Martin de Tours : les moines deviennent alors des chanoines, tout en conservant un abbé à leur tête. Dès le milieu du IXe siècle, la charge abbatiale échoit à des laïcs, notamment Robert le Fort, ancêtre d’Hugues Capet qui doit peut-être son surnom au fait que sa famille est anciennement liée à la « chapelle » de Tours, où le manteau – la « chape » ou la « cape » – de saint Martin est exposé à la vénération des fidèles. Hugues est d’ailleurs lui aussi abbé de Tours, comme son ancêtre[8]. Serait-ce pour cette raison que Martin, déjà vénéré par les Mérovingiens et les Carolingiens comme le plus grand saint des Gaules, est aussi considéré à un titre particulier comme le patron de la dynastie capétienne ?
Le IXe siècle, marqué par la violence des invasions normandes qui, entre autres, détruisent la basilique de saint Perpet, voit la construction d’une nouvelle basilique, remaniée et agrandie tout au long du Moyen Âge. Avec le développement du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, à partir du Xe siècle, Tours devient le point de départ de l’une des routes vers le sanctuaire galicien : la via Turonensis. Il serait inexact de dire que Tours est alors une étape vers Compostelle : le pèlerinage martinien conserve un très grand prestige. Aller de Tours à Saint-Jacques, c’est aller d’un lieu de grâce à un autre lieu de grâce, de l’apôtre des Gaules à l’apôtre de l’Espagne – puisque Martin est communément considéré comme « égal aux apôtres » (par apostolis).
Les guerres de Religion sont une véritable catastrophe pour Tours : les huguenots saccagent la basilique et brûlent la châsse de saint Martin en 1562. La chape est détruite, seules subsistent quelques reliques corporelles. Pour le pèlerinage martinien, c’est un coup fatal dont il ne se remet pas. Mal entretenu durant toute l’époque moderne, l’édifice est déjà fort délabré quand éclate la Révolution française, qui l’achève.
Au XIXe siècle, la construction d’une nouvelle église fait l’objet d’âpres discussions entre militants catholiques, historiens et archéologues, sans oublier naturellement l’archevêché et la municipalité : finalement, la basilique actuelle, commencée en 1886, est achevée en 1902. Une vaste crypte est aménagée autour du tombeau du saint. Aujourd’hui, le service pastoral et l’animation liturgique de la basilique Saint-Martin de Tours sont assurés par des prêtres diocésains et par des sœurs bénédictines du Sacré Cœur de Montmartre. En février 2014, des reliques de saint Martin ont été découvertes dans le bras de la statue qui surplombe l’édifice. Faut-il y voir un signe providentiel, prélude d’un renouveau du pèlerinage martinien ? On peut en tout cas y voir un appel à redécouvrir la figure de saint Martin, sa postérité et son actualité, comme nous nous efforçons de le faire ce soir.
2/ Les œuvres de miséricorde dans la vie de saint Martin
En conjuguant ce que Bruno Judic nous a dit de la vie terrestre de saint Martin et ce que nous venons de voir sur sa postérité, notamment avec le pèlerinage de Tours, nous pouvons repérer quelques faits tirés de la vie et du culte de saint Martin, particulièrement représentatifs des œuvres de miséricorde, corporelles ou spirituelles.
2.1/ La charité d’Amiens
Évidemment, le geste du manteau partagé avec le pauvre devant les portes d’Amiens s’impose en premier à notre esprit : vêtir ceux qui sont nus, comme nous le rappelle le pape François, est une œuvre de miséricorde. Encore conviendrait-il, pour voir dans cet acte une vraie œuvre de miséricorde, de ne pas faire dire au texte de Sulpice Sévère plus qu’il n’en dit. En effet, on représente presque immanquablement saint Martin partageant son manteau du haut de son cheval, bien au-dessus du pauvre qui se traîne ou qui boite en s’aidant d’une canne. Or, rien, dans l’œuvre de Sulpice, ne nous dit que Martin était à cheval. C’est un peu comme pour la conversion de saint Paul : le futur apôtre est habituellement représenté tombant de sa monture, sous l’effet de la lumière du Christ ; mais rien, dans les Actes des Apôtres, ne nous assure que Paul chevauchait vers Damas. Certes, à propos d’une conversion, on comprend la symbolique de la chute de cheval ; mais s’il est question d’une œuvre de miséricorde, alors on pourrait trouver, dans l’attitude de Martin, juché sur son destrier devant un pauvre qui rampe, une marque de condescendance, de distance, de supériorité, qui serait un contresens.
Les plus anciennes représentations de la charité d’Amiens qui nous soient parvenues datent des environs de l’an Mil. Saint Martin y apparaît à pied : soit il est fantassin, soit il est cavalier mais dans ce cas, il est descendu de son cheval. Il est face à face avec le pauvre, à la même hauteur. Ils sont égaux, ils se regardent dans les yeux. La miséricorde chrétienne n’est pas le fait d’un supérieur envers un inférieur : elle unit des semblables, également dépendants de la miséricorde du Seigneur qui, tout en étant infiniment au-dessus de ses créatures, s’est fait leur frère, leur semblable. Si nous voulons retrouver le sens du manteau partagé, nous devons faire descendre saint Martin de son cheval.
2.2/ Prédication et évangélisation
Dans l’Église de l’Antiquité tardive et du Haut Moyen Âge, Martin n’est pas seulement vénéré comme apôtre de la charité, mais aussi, et peut-être même plus encore, comme héraut de la vraie foi, comme prédicateur infatigable de l’Évangile du Christ. Il faut se rappeler en effet que Martin, jeune homme, est formé chrétiennement par saint Hilaire, évêque de Poitiers au IVe siècle, grand théologien et docteur de l’Église, ardent défenseur, contre l’hérésie arienne alors florissante, de l’enseignement du concile de Nicée qui affirme que Jésus-Christ, Fils de Dieu, est « Dieu né de Dieu, lumière née de la lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu, engendré, non pas créé, de même [substance] que le Père ». Dieu s’est fait homme en Jésus-Christ : tel est le cœur de la Révélation chrétienne. Au nom de cette foi, saint Hilaire n’hésite pas à endurer la contradiction, la persécution et l’exil. Quand Martin le rencontre, Hilaire est revenu d’exil, et le prestige du maître est grand. C’est à l’école de ce pasteur et théologien énergique que Martin s’enracine dans la foi chrétienne et se prépare, sans le savoir et même initialement sans le vouloir, au service de l’Église.
Devenu à son tour, comme évêque, prédicateur et missionnaire, Martin doit lui aussi rencontrer de vigoureux adversaires : les païens, encore nombreux dans les campagnes gauloises ; les ariens, qui, tout en se disant chrétiens, refusent de croire en un Fils de Dieu, Jésus-Christ, qui serait pleinement Dieu, égal au Père ; et les catholiques tièdes – notamment, d’après le témoignage parfois polémique de Sulpice Sévère, certains évêques gaulois… La première représentation artistique de saint Martin qui nous soit parvenue, à la basilique Saint-Apollinaire de Ravenne, nous le montre en tête du cortège des martyrs des premiers temps du christianisme, morts pour leur foi. Bien qu’il ne soit pas mort martyr, saint Martin apparaît sur cette mosaïque comme le héraut de la vraie foi par excellence, devant les papes martyrs Clément et Sixte, au plus près du Christ en gloire – mais après les anges tout de même… Pour comprendre cela, il faut préciser qu’avant d’être placée sous le patronage de saint Apollinaire, premier évêque de Ravenne, la basilique s’appelait Saint-Martin au Ciel d’Or, et qu’avant de bénéficier de ce patronage martinien, elle était, sous le règne de l’Ostrogoth Théodoric (mort en 526), un lieu de culte arien. Ce n’est qu’un peu plus tard au VIe siècle, lorsque la conquête de l’Italie par l’empereur byzantin Justinien entraîne le reflux de l’arianisme, que l’on ressent le besoin de catholiciser la basilique et son décor, et que l’on choisit le patronage du grand saint antiarien le plus populaire en Occident, Martin.
2.3/ Martin thaumaturge
Le biographe de Martin, Sulpice Sévère, souligne à de nombreuses reprises la puissance thaumaturgique du saint : Martin guérit les malades, délivre les possédés et ressuscite les morts. Lui-même réchappe à des épreuves qui auraient dû lui être fatales. Martin apparaît ainsi comme un authentique apôtre du Christ, doté des mêmes pouvoirs, de la même puissance (virtus) que Jésus et ses premiers hérauts. La puissance thaumaturgique de Martin ne disparaît pas à sa mort : à Tours, son tombeau demeure pendant de longs siècles un lieu de pèlerinage particulièrement prisé des malades, qui sont nombreux à y obtenir des grâces. Mais chez Martin comme chez le Christ et les apôtres, la thaumaturgie n’est pas d’abord une démonstration de force : le miracle ne vaut que par ce dont il est le signe, et la thaumaturgie ne vise en fait qu’à manifester la sollicitude du Dieu tout-puissant pour les faibles, les malades, ceux qui sont abandonnés. En réalité, Dieu n’abandonne personne, et sa puissance se manifeste dans la faiblesse humaine, elle en tire occasion pour se révéler. Martin, guérisseur et exorciste, nous enseigne donc que la rencontre avec le vaste monde de la souffrance humaine, cette visite des malades qui figure en bonne place dans les œuvres de miséricorde, peut être, par la grâce de Dieu, le moyen d’une expérience inattendue et bouleversante de la puissance divine, avec ou sans miracle ; puissance de vie et d’amour qui dépasse infiniment nos pauvres forces.
2.4/ Martin et Brice
Parmi les œuvres de miséricorde spirituelles les plus délicates, nous avons pu tout à l’heure remarquer celles-ci : supporter patiemment les personnes ennuyeuses – ou plutôt importunes – et pardonner les offenses. Là-dessus, Martin nous offre un exemple de choix, rapporté par Grégoire de Tours[9], par sa relation difficile avec son futur successeur sur le siège épiscopal de Tours : saint Brice, disciple de Martin, n’hésite pas à traiter son maître de fou face à un malade désireux d’obtenir quelque soulagement de la part du saint homme. Il est vrai que Martin, d’après Grégoire, reprochait au jeune moine de se livrer trop souvent à de futiles occupations – mais avertir les pécheurs, n’est-ce pas aussi une œuvre de miséricorde ? Il est étonnant de voir que non seulement Martin, en dépit des pressions probables de son entourage, se garde de déposer ce prêtre turbulent, mais encore qu’il prophétise que c’est bel et bien Brice qui lui succédera comme évêque de Tours – et qu’il connaîtra d’ailleurs bien des tribulations dans cette charge. D’où cette nouvelle provocation de Brice, incrédule face à cette prédiction : « N’avais-je pas raison de dire que cet homme parle comme un insensé ? » Pourtant, à la mort de Martin, peut-être à cause du ralliement à Brice d’une partie du clergé tourangeau hostile à Martin, Brice est effectivement élevé à l’épiscopat. Fils rebelle du grand évêque, Brice fait à son tour l’expérience des insultes et des calomnies et, chassé de Tours par son peuple, se rend jusqu’à Rome, auprès du pape, où il pleure ses péchés contre Martin. Sans doute son prédécesseur lui a-t-il déjà pardonné, mais Brice doit encore se pardonner à lui-même. Toutefois, après sept années de pénitence romaine, Brice récupère son siège épiscopal, pour gouverner paisiblement son diocèse durant sept autres années, jusqu’à sa mort. La pénitence est fructueuse : Brice est réconcilié avec Martin, avec son peuple, avec lui-même.
Conclusion : saint Martin le Miséricordieux et le renouveau spirituel de l’Europe
Saint Martin, par sa vie et par le culte qu’il a suscité, nous aide puissamment à envisager le mystère de la miséricorde dans sa riche complexité. Nous autres chrétiens, nous aimons ce mot de miséricorde, et plus encore la réalité qu’il désigne, en Dieu et dans l’homme. C’est aussi un fait que non seulement dans le judaïsme, auquel le christianisme est apparenté, mais aussi dans l’islam, la miséricorde occupe une place d’honneur parmi les attributs de Dieu. Mais nous ne sommes sans doute pas assez conscients que parmi nos concitoyens non religieux, le mot « miséricorde » a une résonance précisément très religieuse : il semble de ce fait assez étranger à la mentalité séculière qui marque si profondément nos sociétés occidentales. Dans « miséricorde », l’on entend « misère », et nous qui croyons en un Dieu qui se révèle comme miséricordieux, nous devons être capables d’entendre cette objection de la pensée séculière moderne : en magnifiant la miséricorde divine, n’exagère-t-on pas la misère humaine de manière malsaine ?
L’organisme complexe des quatorze œuvres de miséricorde, corporelles et spirituelles, mis en rapport avec les exemples vivants de sainteté que nous donne l’histoire de l’Église, tel le grand saint Martin, apôtre de la miséricorde sous différentes formes, nous aide au contraire à voir que la miséricorde chrétienne est indissociable d’une vision unifiée du monde et de l’existence humaine ; indissociable aussi d’une action diversifiée qui transforme le monde et renouvelle les cœurs. Annoncer la miséricorde divine, ce n’est pas s’apitoyer de manière stérile sur les malheurs, les limites, les péchés des êtres humains. La miséricorde est bien plutôt un véritable principe vital, capable de transformer intérieurement et extérieurement nos relations humaines, et par conséquent nos sociétés.
Saint Martin le Miséricordieux, par sa vie et après sa mort, a fortement contribué au développement évangélique des sociétés en Gaule puis en France et au-delà, dans le reste de l’Europe et même outre-mer, jusqu’à Buenos Aires, ville du pape François, qui fit de ce saint réputé français son patron céleste, bon gré mal gré, à l’occasion d’un tirage au sort en 1580. La dimension européenne si souvent soulignée de la vie de ce grand saint antique ; l’appel réitéré des papes et des évêques de notre temps à une nouvelle évangélisation, ou à une évangélisation renouvelée, ou à un renouveau spirituel de nos nations européennes ; la coïncidence de l’année jubilaire de la miséricorde et de l’année martinienne ; le besoin flagrant, en Europe, d’élaborer un juste et nouvel humanisme, qui soit fondé non pas sur une illusion de toute-puissance humaine, mais sur la puissance transformatrice et régénératrice de la miséricorde divine : tout cela nous invite à nous tourner vers saint Martin, apôtre de la miséricorde, apôtre du renouveau spirituel de l’Europe par la miséricorde divine – une miséricorde qui soit partagée entre frères et sœurs, à l’image du manteau de saint Martin.
David GILBERT + prêtre, communauté Saint-Martin
[1] Du fait de leur sens aigu de l’Église locale, les orthodoxes, lorsqu’ils sont assez nombreux pour créer une paroisse dans une ville d’Europe occidentale, la placent volontiers sous le patronage d’un saint local, antérieur au schisme entre les Églises d’Orient et d’Occident.
[2] Naturellement, la source principale demeure la Vita Martini de Sulpice Sévère, publiée aux Sources chrétiennes. On peut y ajouter les Dialogues sur les vertus de saint Martin du même auteur, également disponible dans cette collection. La réputation de Martin, sans doute efficacement diffusée par l’œuvre de Sulpice, gagne l’Orient dès le Ve siècle : lui et son maître saint Hilaire sont les deux seuls Occidentaux mentionnés dans l’Histoire ecclésiastique du Grec Sozomène parmi la « floraison d’hommes de Dieu » en Égypte et ailleurs (III, XIV). Plus tardivement, Grégoire de Tours, évêque de cette ville au VIe siècle et donc successeur de Martin, fournit dans diverses œuvres (Histoire des Francs, Livre des miracles de saint Martin, Gloire des confesseurs) un complément d’information non négligeable, qui remédie partiellement à l’absence de données chronologiques chez Sulpice Sévère, et qui fournit de précieux renseignements sur les débuts du culte martinien en Gaule.
[3] Pape François, bulle d’indiction Misericordiae vultus pour le jubilé extraordinaire de la miséricorde, 11 avril 2015, § 15. Les œuvres de miséricorde corporelles sont : donner à manger aux affamés, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, accueillir les étrangers, assister les malades, visiter les prisonniers, ensevelir les morts. Et les œuvres de miséricorde spirituelles sont : conseiller ceux qui sont dans le doute, enseigner les ignorants, avertir les pécheurs, consoler les affligés, pardonner les offenses, supporter patiemment les personnes ennuyeuses, prier Dieu pour les vivants et pour les morts.
[4] En latin chrétien, la virtus est la force qui sort du Christ, la puissance divine dont il est revêtu et par laquelle il guérit (voir par exemple Mc 5,30). Mais dans la langue latine la plus ancienne, ce mot, en rapport avec le nom de Martin qui évoque le dieu guerrier Mars, a aussi une connotation militaire : la virtus est la qualité du vir, la force, le courage. Avec Martin, les vertus militaires sont christianisées – de même que dans la spiritualité monastique du combat intérieur, reprenant l’enseignement de saint Paul (Ep 6,10 sqq.), les vertus chrétiennes sont, si l’on peut dire, militarisées.
[5] Déjà sous l’épiscopat de Brice, successeur de Martin et prédécesseur de Perpétuus, le tombeau de Martin est vénéré, comme le suggère une scène rocambolesque en forme d’ordalie rapportée par Grégoire de Tours : accusé de débauche par le peuple chrétien, Brice s’élance vers le tombeau de Martin – qu’il ne portait guère dans son cœur – en pressant sur sa peau des charbons ardents qu’il cache sous ses vêtements. Le peuple le poursuit. Arrivé au tombeau, Brice jette les charbons et espère que le spectacle de sa peau indemne de toute brûlure va convaincre ses accusateurs – en vain (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, II, I). De ce témoignage certes tardif, on peut néanmoins déduire que le tombeau de Martin est très tôt considéré comme un lieu sacré, propice à la manifestation de la puissance divine.
[6] Le manteau se dit cappa en latin. C’est de ce mot que dérive cappella, terme qui désigne à l’origine le trésor des reliques appartenant aux rois francs, parmi lesquelles le manteau de saint Martin était considéré comme la plus vénérable. Par extension, cappella désigne le sanctuaire où ces reliques étaient abritées – en particulier à la cour de Charlemagne. C’est ce mot qui a donné notre « chapelle »
[7] Grégoire de Tours, Histoire des Francs, II, XXXVII-XXXVIII.
[8] Quoique séduisante, cette hypothèse ne doit toutefois pas faire oublier que l’origine du surnom Capet reste une énigme historique largement insoluble. Un fait est certain : les Robertiens, c’est-à-dire les ancêtres d’Hugues Capet, sont liés à l’abbaye Saint-Martin de Tours – quoique non exclusivement, puisque Hugues est abbé d’autres abbayes. Un autre fait est, quant à lui, très probable : le surnom Capet – sous ses différentes formes attestées dans les textes médiévaux – est un dérivé de capa ou cappa, qui signifie chape, cape ou manteau. Dans l’état actuel de nos connaissances, il n’est pas possible d’en dire plus avec certitude sur le sens de ce surnom. Pour une mise au point certes ancienne mais très érudite, voir Lot, Ferdinand, Études sur le règne de Hugues Capet et la fin du Xe siècle, Paris, Émile Bouillon, 1903, pp. 304-323.
[9] Grégoire de Tours, Histoire des Francs, II, I.