C’est surtout par ce petit comme que la révélation de l’Évangile donne une dimension infiniment plus grande à ce précepte de l’Ancienne Alliance. En effet, non seulement l’homme pour s’épanouir, c’est-à-dire pour trouver sa plénitude de personne créée doit-être saint (c’est-à-dire doit pouvoir replonger dans son principe qui est le Dieu Saint), mais il doit l’être comme Lui ! C’est à une véritable identification que Jésus nous appelle, avec une exigence plus grande, mais avec une gloire plus grande aussi !
Jésus nous précise que le bonheur de l’homme ne consiste pas seulement à imiter, à tendre vers, par force ou par logique philosophique, mais à replonger complètement, à s’identifier avec Son Créateur et Père : « Soyez parfaits comme votre Père est parfait. »
Qu’est-ce que la sainteté ? Qu’est-ce que la perfection ? Quelle image avons-nous de la sainteté : l’auréole ? le cierge et la puissance d’intercession d’un saint que l’on vénère ? Profondément, qu’est-ce qu’un saint ? Qu’est-ce que cet homme, cette femme, cette créature de Dieu a-t-elle pu faire pour mériter ce titre du Dieu trois fois Saint ?
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
Dans la première lecture comme dans l’Évangile, nous aurons remarqué le lien qui est fait entre la sainteté et l’amour du prochain : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Le Christ reprend, là encore, le texte de l’Ancien Testament pour le faire éclater jusqu’à l’infini dans deux directions.
Le commandement du Lévitique de la première lecture (« Tu aimeras ton prochain comme toi-même ») est un précepte de moralité que Yahvé donne à son peuple élu pour établir une réelle et profonde fraternité entre les différents membres de ce peuple consacré. Car ils sont absolument tous égaux devant Son Amour. Le prochain, dans le texte du Lévitique (et dans le texte qui environne ce précepte), c’est l’ami et plus exactement le frère, le congénère, celui qui a la même religion, celui qui appartient au peuple, au peuple d’Israël.
« Tu aimeras ton prochain » équivaut à dire : tu dois aimer celui qui, comme toi est circoncis, celui qui a été, comme toi, choisi par pur Amour gratuit. Et Jésus va reprendre ce texte du Lévitique en disant : « Il vous a été dit : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Il ajoute : « Tu haïras ton ennemi. » Cette dernière clausule n’appartient pas au texte du Lévitique, mais se situe absolument dans le même esprit, car haïr pour les Hébreux, ce n’est pas avoir un sentiment de haine, c’est ‘ne pas préférer’. Et l’ennemi, toujours pour les Hébreux, est celui qui n’appartient pas au peuple juif et qui peut être par conséquent ennemi d’armes, ennemi politique. Donc, tu aimeras ton prochain, tu aimeras ton frère du peuple élu, et tu ne lui préféreras pas l’étranger. D’ailleurs, multiples sont les passages de l’Écriture où Dieu recommande vis-à-vis de l’étranger : l’amour, l’accueil, l’aide… Mais sans jamais le préférer à un frère du peuple élu…
« Qui est le prochain ? »
Jésus va partir de ce précepte pour lui donner toute sa profondeur. D’abord, pour Jésus qui est le prochain ? Le prochain, ne va plus être le frère de race, le Juif, l’Hébreu.
Nous nous souvenons de la parabole du Bon Samaritain : un homme descend de Jérusalem à Jéricho, dépouillé par les bandits et laissé pour mort au bord de la route. Un prêtre (juif) passe et ne s’arrête pas. Un lévite (juif lui aussi), passe et ne s’arrête pas. Et un Samaritain, donc quelqu’un qui ne fait plus partie du peuple élu depuis le schisme de Samarie, s’arrête et soigne ce blessé.
Jésus ne se contente pas d’écrire l’acte de charité du Samaritain devant le légiste qui l’a interrogé. Il pose la question au légiste : « Qui est le prochain de cet homme blessé ? ». De manière spontanée, en écoutant cette parabole, le prochain serait pour nous cet homme blessé que je dois aimer, panser, aider… Eh bien non, et le légiste a tout à fait compris l’allusion du Christ à ce que lui, légiste, vivait dans l’esprit de l’ancienne Alliance, c’est-à-dire que le prochain, c’est celui de son peuple. Et le légiste est obligé d’avouer que le prochain, c’est-à-dire celui qui a été proche de l’homme blessé, ce fut le Samaritain ! Donc, le prochain, dans l’esprit de Jésus n’est plus seulement celui qui fait partie de mon peuple et de ma race, celui avec lequel, j’ai une sympathie de foi. Le prochain est celui que la Providence met sur ma route, celui qui se fait proche, même s’il n’appartient pas à mon peuple, même s’il n’appartient pas à ma religion, même s’il n’appartient pas à ma tribu.
« Va et toi aussi fais de même ! »
Déjà, et c’est le premier éclatement des préceptes de l’Ancien Testament, le prochain n’est plus celui que j’ai choisi dans ma religion, dans ma tribu, dans mon pays. Le prochain, celui qui est étranger, d’une autre religion, d’une autre race, d’une autre mentalité, d’une autre classe sociale, celui que je ne prévoyais pas avoir comme ami, celui que peut-être je n’aurais surtout pas choisi comme ami ou comme relation, parce qu’il y a du Bien en lui, vient et me tend la main.
Regardons dans nos vies si nous acceptons d’être aidés, d’être aimés par quelqu’un que, naturellement, sur le plan humain, spontanément, nous n’aurions pas choisi comme ami…
Première extension donc du précepte de l’Ancien Testament avec cette notion de prochain qui devient universel.
« Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. »
Deuxième extension, le prochain, dans la parabole du bon Samaritain, reste quelqu’un de bon : il vient sur ma route avec un geste de charité.
Mais Jésus va plus loin. Non seulement, nous devons aimer notre prochain même s’il n’appartient pas à notre milieu, mais : « Tu ne haïras pas ton ennemi. » Oui, « Il a été dit tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi, et moi, je vous dis, aimez ceux qui vous maltraitent, priez pour ceux qui vous persécutent. »
L’ennemi, dans la langue juive, c’est donc celui qui n’appartient pas au peuple. L’ennemi pour nous chrétiens, c’est celui qui n’appartient pas au peuple de l’Église, c’est-à-dire celui qui, face à moi, n’est pas établi par la foi dans la charité.
Je dois donc, en tant que chrétien, non seulement, aimer mon prochain, c’est-à-dire celui qui, sans faire partie de mon clan, vient m’aider, mais je dois aimer celui qui n’est pas, à cet instant précis de la rencontre, dans la charité vis-à-vis de moi !
Il ne s’agit pas forcément là, dans cette persécution dont parle Jésus, de la persécution au sens historique du terme, comme celle que durent subir les premiers chrétiens.
Non. Il s’agit simplement de celui qui, face à moi, dans ma vie, est injuste, voire me veut du mal par jalousie, envie, bêtise etc… Comme moi-même d’ailleurs je peux, face à un autre, ponctuellement, dire du mal, faire du mal, haïr… Même ceux-là, je dois les aimer. Pas par condescendance, pas par force, pas par précepte rigide ! Parce que je dois aimer comme Jésus nous a aimés, tous, sans exception ! Les bons comme les mauvais, les justes comme les pécheurs… « Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. »
Alors que nous étions encore pécheurs, alors que nous étions encore Ses ennemis, dit Saint Paul, (donc non établis dans la charité, en rupture avec le mystère de Dieu, avec le plan de Dieu, avec l’Amour de Dieu) Il n’a pas hésité à nous donner Son Fils.
Voilà l’acte de Dieu. Voilà la charité de Dieu. Voilà la perfection, la sainteté de Dieu. « Soyez saints parce que Je Suis saint. »
Soyez saints comme Je Suis saint, c’est-à-dire : aimez-vous les uns les autres, comme moi, Je vous ai aimés !
« Heureux serez-vous si vous faites cela… »
Lorsque nous sommes en face de quelqu’un qui semble ne pas vivre, à cet instant, dans la charité, nous sommes en face de quelqu’un, qui est malade. Or Jésus est venu pour les malades et non pas les bien-portants ! Nous sommes devant un pécheur. Et Jésus est venu pour les pécheurs et non pour les justes.
Alors ? Allons-nous enfoncer cette personne dans sa misère ? Non, bien au contraire, nous allons l’aimer, comme le médecin aime son malade et le soigne de tout son cœur et de toutes ses forces pour le guérir.
Nous allons l’aimer malgré son péché, malgré son manque de charité envers nous, nous allons l’aimer, encore plus, à cause même de ce manque de charité ! Nous irons jusqu’à donner notre vie, donner notre esprit, donner notre temps, donner notre sourire…
Nous offrirons donc notre susceptibilité, notre vanité, notre orgueil, notre rancune, nous offrirons tout cela, pour essayer de rétablir dans cette âme la présence de la charité. Afin qu’il ne soit plus ennemi, mais ami, incorporé pleinement dans le cœur de l’Église, là où la Charité règne sans mesure…
C’est là la fonction d’intercession de notre sacerdoce baptismal.