Interview croisé de don Paul Préaux, don Camille Rey et M. Gilles Mezière, sur notre rapport au temps
Sub Signo Martini : Si je dis temps, quelles sont les réactions, les mots qui vous viennent à l’esprit ?
Gilles Mezière, directeur général Europe d’un grand groupe :
Quand je pense au temps, les mots qui me viennent à l’esprit sont : manque, besoin de s’organiser, gestion de priorités…
Don Camille Rey, curé de la paroisse d’Évron :
Le temps, pour moi, je crois que c’est un don : c’est Dieu qui nous donne le temps… Et après, c’est ce que nous en faisons, c’est notre manière de rendre le temps : on donne son temps. C’est une manière d’être la mesure de ce qu’on va pouvoir rendre. C’est un cadeau de Dieu, et la manière de le gérer, c’est ma manière de le rendre. Ensuite, il y a un adage qui dit « le temps c’est de l’argent » : aujourd’hui, le temps : est lié au business : comment je vais utiliser, rationaliser, optimiser mon temps… Il y a une notion de mesure, d’efficacité… Pour moi, on va toujours être dans un équilibre entre savoir optimiser son temps et aussi perdre son temps. Et finalement, je trouve qu’il va y avoir une manière de rechercher les deux, pour bien utiliser le temps.
Don Paul Préaux, Modérateur Général de la Communauté Saint-Martin :
Moi j’ai tout de suite pensé à la trilogie passé, présent, futur. Je me dis que dans la vie, quand je pense au temps, il faut les trois. Il faut à la fois le regard du passé, il faut être à la fois dans le temps que nous vivons, il faut aussi avoir une prospective. Et quand je pense au temps, à cause peut-être de ma déformation professionnelle, je pense tout de suite à éternité. Et du coup, un autre mot que j’associe au mot temps, c’est urgence ; mais pas forcément urgence : « il faut aller vite », mais plutôt urgence : « arrêtons-nous », urgence : « prenons le temps ». J’aime bien le mot « prendre son temps ». Parce qu’on peut l’associer à un verbe aussi, il faut le prendre un peu comme il faut mordre dans la vie… J’ai mis aussi accueil, ça rejoint un peu le don. Voilà : quand tu m’as dit le mot temps tout à l’heure, j’ai tout ça qui est apparu.
SSM : Quelles sont vos façons propres d’organiser votre temps et de gérer votre agenda en discernant les priorités ?
Don Camille, je propose que vous commenciez, vous qui avez beaucoup de choses à gérer comme curé d’Évron…
DCR : Je dirai qu’il y a les événements qui viennent à nous, les personnes qu’on rencontre comme curé de paroisse ; quand je me promène dans la rue, il y a beaucoup d’événements imprévus, des personnes qui interviennent dans un moment de déplacement : ça n’était pas prévu. Comme curé de paroisse, il faut être prêt à l’imprévu. Ça peut être les obsèques, bien sûr, ça, par définition, ça ne se prévoit pas. Donc je pense qu’on doit avoir une manière d’accueillir l’imprévu. Effectivement, il faut planifier le reste ; savoir renoncer, aussi : certaines fois, ça se joue aussi dans la capacité de me dire « mais non, ça je le ferais plus tard, d’une autre manière… » J’avoue que je trouve très utile les outils que nous propose la technologie aujourd’hui pour gérer l’emploi du temps : les rappels, l’agenda partagé ; c’est un beau service que rend la technique pour nous aider à gérer le temps.
SSM : Sur le discernement des priorités, est-ce qu’il y a des choses qui vous marquent en tant que curé ?
DCR : Oui, la personne. Quand une personne frappe, demande à se confesser, ou quand on nous dit qu’une personne demande un prêtre, on bouscule son emploi du temps. La priorité est liée au besoin des personnes. Après, il y a certaines personnes pour lesquelles il est « urgent d’attendre » : certaines personnes réclament et il faut savoir les faire patienter.
J’ai évolué, dans le sens où j’ai appris à déléguer ; dans le sens où, au lieu de faire, aussi, il faut prendre le temps de former les personnes qui vont pouvoir elles-mêmes conduire les projets. Au début, on perd du temps ; mais après on est plus libre ! Parce qu’au début il faut former les personnes, et après on a plus de temps du coup.
SSM : Merci beaucoup. Et vous, M. Mezière, j’imagine que pour en arriver là vous avez dû apprendre à discerner vos priorités et gérer votre agenda ? (Rires.)
GM : Pour discerner, pour toutes les décisions qu’on prend dans la vie professionnelle et personnelle, je pense qu’il faut déjà avoir une vision. Ça paraît un grand mot, mais en fait derrière cette idée de vision, je mets d’abord un ajustement.
Pour moi il y a d’abord l’ajustement familial ; et puis il y a un certain nombre de décisions et d’objectifs qu’on se donne personnellement. Quand je parle d’ajustement familial, je dis que je ne pourrais pas faire la moitié de ce que je fais si je n’étais pas parfaitement aligné avec mon épouse. On a pris un certain nombre de décisions en couple et en famille. Je les ai appelées « stratégiques », mais je n’aime pas le mot. Notamment, elle a arrêté de travailler. Certes, ça a pu être facile pour nous parce qu’elle partait en Espagne, mais elle aurait pu décider de reprendre. Je suis certain que je ne pourrais pas faire ce que je fais si ma femme travaillait, parce que j’ai des déplacements, etc.
Le deuxième ajustement auquel je pense est celui qui répond à cette question : qu’est-ce qui est important dans ma vie ? J’ai les idées assez claires (c’est le fruit de conférences que j’ai entendues, à droite et à gauche) sur le fait que je veux me développer : le cœur, le corps et la tête. Je tanne mes enfants là-dessus depuis qu’ils sont petits, et je me l’applique, parce qu’évidemment, il faut jouer l’exemplarité. Je veux faire du sport ; quoique je fasse, le sport est non négociable ; je vais m’organiser pour faire du sport. Je veux préserver mes weekends parce que je veux préserver ma vie familiale donc je dois organiser mes activités pour que ce soit possible, je dois m’organiser en amont pour que cela puisse se faire. Je veux préserver mes vacances, je veux pouvoir avoir des activités culturelles ou spirituelles si j’en ai envie. Donc il y a un ajustement, une vision, pour soi-même décidé et assumé du mieux possible. C’est pour ça qu’il est bien de faire des retraites de temps en temps. Pourquoi pas faire un week-end aussi avec son épouse, parce qu’à chaque fois on se remet en face de certaines réalités qu’on s’était dit qu’on allait suivre, sur lesquelles on avait peut-être un peu dérivé, etc. Donc quelle vision on a pour soi-même ? Et après il y a des discernements qui vont se faire avec un certain nombre de décisions qu’on prend au fur et à mesure de ses expériences : Assister à des conférences, écouter des sermons, lire des articles, prendre des notes et en tirer quelques conclusions sont aussi des bonnes méthodes
Un exemple : si vous posez la question à quelqu’un : « tu fais du sport ? » – et qu’il répond « Ah non, ça fait suer, j’ai arrêté : je n’ai plus le temps » : n’importe quoi ! vraiment ? Si on veut faire du sport, on a le temps de faire du sport. C’est une question de décision. Il faut prendre des décisions : et pour ça il faut avoir en tête ce qu’on veut faire de soi-même !
SSM : Quelles sont vos façons propres d’organiser votre temps et gérer votre agenda en discernant les priorités ?
DCR : Déjà il fait parler l’autre, ça lui laisse le temps de réfléchir… (Rires).
DPP : Si je dois prendre une image, je ferai une différence entre la source, l’eau et le moyen d’aller puiser de l’eau. J’ai souvent ça en tête ! La source, pour moi, clairement c’est Dieu ; donc ça va être la priorité absolue. Parce que si je ne suis pas relié à la source, l’eau que je vais avoir va croupir et se dénaturer. Donc je ne dois pas simplement aller puiser de l’eau, mais je dois être enté sur la source. Et ça, c’est une priorité pour moi, quelle que soit ma mission. Après ça, il faut avoir de l’eau, il faut que cette source apporte, je dirais, une alimentation ; et puis après il faut avoir le moyen pour aller la puiser. Donc tu as le puits, tu as l’eau, et il faut plonger profond pour aller puiser. Après, la deuxième chose pour moi c’est ma mission : la mission que j’ai reçue. Puisque d’une certaine façon, en tant que prêtre, je ne m’appartiens plus à moi-même. Donc, j’ai reçu une mission ; cette mission, on me l’a confiée – là, ce sont les frères de la Communauté ; et pour moi c’est un outil de relecture de mes priorités. Et c’est clairement dans cette mission confiée, c’est la formation, accompagner, faire grandir : donc tout ce qui touche autour de la croissance. Or, essentiellement, la croissance demande du temps. « On ne tire pas sur un poireau pour le faire pousser plus vite » : ce n’est pas possible, ce n’est pas dans la nature. Que tu sois riche ou pauvre, une femme mettra toujours neuf mois, à peu près, quelle que soit sa condition, à enfanter ; ce sont des règles de base qu’on a perdues un peu aujourd’hui. On croit que, par la technologie, on va enjamber des processus qui sont de l’ordre de la nature.
Et puis enfin, la personne : et là, je mettrais les trois dimensions de la personne : donc je dois faire attention à l’âme (la nourriture intellectuelle), au cœur (la nourriture affective, les pauses affectives dans ma vie : comment j’aime), et puis enfin le corps. Gilles parlait du sport, mais je pense aussi à la nourriture ; on ne peut pas manger qu’en fast food ! Il faut aussi savoir s’arrêter à table, prendre, perdre du temps à table. On doit prendre du temps, mais on doit aussi perdre du temps à table. Il y a aussi tout ce qui touche pour moi le sommeil : on ne joue pas avec son sommeil, parce qu’on n’est pas tout-puissant, on n’est pas une machine. On doit respecter des rythmes. Donc tout ça me donne : Dieu, la source ; ma mission confiée ; et puis ma personne à moi ! J’ai mis du temps, dans l’exercice de l’autorité, à comprendre que je dois m’écouter moi-même. Un responsable doit écouter les conseillers, tous ceux qui le conseillent, mais il doit aussi s’écouter lui-même. Et il faut du temps pour ça, il faut du retrait. Et ce n’est pas du temps perdu que de prendre du temps avec soi-même.
SSM : Et vous y arrivez, par rapport à la vie commune et à tout ce que vous avez à faire, vous arrivez à dégager du temps ?
DPP : Ah ben c’est une partie non négligeable de ma journée !
Alors après tu as différentes sortes de prière ! Nous on a les prières liturgiques…
DCR : Non négligeable, mais aussi non négociable…
DPP : Et non négociable, tout à fait et puis aussi importante dans une journée, comme ça prend beaucoup de temps. Pour la Messe, on a beaucoup de chance, par rapport aux chrétiens, qui, eux, sont beaucoup plus exposés que nous. Et aussi, je pense à l’oraison, et à tout ce qui accompagne la mission. On peut être en union avec le Seigneur y compris dans une action qui paraît profane à l’extérieur. Mais là encore, je fais la différence entre l’eau et la source. L’eau, ça serait prier comme ça, le long du jour, mais tu as besoin, de temps en temps, d’aller piocher à la source, sinon l’eau se dénature. C’est la différence entre la flaque d’eau et le torrent !
Après je partage ce qu’a dit Gilles sur la vision. Parce que si tu n’as pas de vision, tu confonds l’urgent, l’important et l’essentiel. Or souvent, dans notre vie, quand on a des responsabilités, on traite l’urgent, parfois l’important, mais peu l’essentiel.
SSM : Comment faites-vous pour garder l’esprit libre en ayant beaucoup à faire, pour arriver à vivre l’instant présent tout en ayant beaucoup de choses à anticiper ?
DPP : Eh bien, je vais m’appuyer sur une homélie du pape François du mercredi des cendres, le 14 février dernier, le jour de la Saint-Valentin, c’était le mercredi des cendres. Il a dit trois mots, commenté trois mots qui m’ont illuminé sur cela : c’est « arrête-toi un peu », « regarde », et je vais commenter rapidement, et enfin « reviens ».
« Arrête-toi un peu, laisse cette agitation et cette course insensée qui remplit le cœur de l’amertume de sentir que l’on n’arrive jamais à rien. […]
Arrête-toi un peu devant la nécessité d’apparaître et d’être vu par tous […]
Arrête-toi un peu devant le regard hautain […].
Arrête-toi un peu devant l’obsession de vouloir tout contrôler […].
Arrête-toi un peu devant le bruit assourdissant qui atrophie et étourdit nos oreilles […].
Arrête-toi un peu devant l’attitude favorisant des sentiments stériles […]. »
Et puis ensuite, après avoir… S’arrêter, on a l’impression que pour lui, s’arrêter, c’est devenu un luxe !
« Regarde les signes […].
Regarde le visage […].
[Regarde autour de toi la lumière.] »
Et enfin… Regarde le Christ, bien sûr. Puis enfin, il disait : reviens. Reviens, ça veut dire reviens à ton être profond ; entre dans ton intériorité.
« Reviens à la Maison […] ; à la maison de mon Père et de votre Père. C’est le temps pour se laisser toucher le cœur… »
Cela m’a beaucoup éclairé sur la façon de gagner…. C’était comment ta question ?
SSM : Comment faites-vous pour garder l’esprit libre tout en étant très occupé ?
DPP : …. D’avoir cet esprit libre. Sachant que pour moi, “le temps, c’est la mesure de notre liberté”. Ce n’est pas de moi ! (Rires.)
Arrête-toi, regarde et reviens. C’était super cette homélie, je trouve ! Très concrète…
SSM : Don Camille ?
DCR : La première chose qui me vient : récemment, j’ai refait ce constat que l’être humain a une capacité de vivre beaucoup de choses en même temps, ou en tout cas, à très peu d’instants d’écart, de vivre des situations très différentes. En ce moment, on parle beaucoup des robots, on essaye de les programmer pour faire telle ou telle tâche, et on fait des progrès considérables ! Mais en fait, si on regarde bien l’être humain, il est capable de passer d’une activité à l’autre très différente en une fraction de seconde, et je pense qu’on est beaucoup plus capables qu’on ne le pense d’avoir à l’esprit et au cœur différentes situations. Par exemple, quelqu’un qui est pris par son travail, dans l’activité professionnelle, porte en lui ses préoccupations familiales, son épouse ou ses enfants. Et je pense qu’il peut très bien arriver à la fin d’une journée de travail très occupée, en ayant gardé un peu à l’esprit et au cœur ces préoccupations, et elles ont progressé quand même, même s’il ne leur a pas consacré du temps : il n’a peut-être pas écrit à sa femme, et pourtant, il y a quelque chose qui a progressé. Parce que je pense que les différents domaines de nos vies interagissent. Tout ça pour dire qu’effectivement on se trouve à devoir gérer ou vivre des situations parfois très différentes – moi je vois, comme curé de paroisse, je rencontre des gens très différents : des enfants, des personnes âgées, des mourants, des personnes mariées, et puis je dois être à mon bureau pour rédiger, et en fait je trouve que ces univers cohabitent. Il y a des passerelles ! Et parfois je vais visiter une personne âgée, et lors de l’entretien, ça va me donner la réponse à une question que je me posais sur comment créer mon patronage, parce qu’elle va peut-être me raconter comment elle a un souvenir d’enfance… Tout cela m’a encouragé à savoir oublier une chose et passer complètement à l’autre ; et souvent en passant complètement à l’autre j’ai la solution pour résoudre la première. Donc je crois qu’on a intérêt à acquérir une certaine souplesse. Parce que finalement, toutes ces rencontres et ces univers, je ne sais pas encore comment l’expliquer, mais finalement, se rejoignent. Et je trouve que c’est très opportun… J’ai appris, par exemple, à savoir lâcher, et j’y ai gagné : j’avais justement envie de résoudre un problème avant de passer à l’autre, et je me suis rendu compte que je pouvais le lâcher un peu, passer complètement à autre chose, et je trouvais la solution à mon problème après.
SSM : Et alors vous, Monsieur Mezière ?
GM : c’est la question que j’aime le moins ! (Rires) J’ai trop à faire. Si je donne – humblement – la quantité de choses que j’ai à faire, elle est trop importante pour ce que je suis capable de faire. C’est pour ça que si je n’ai pas une vision, je suis mort. Je ne reviens pas sur le sujet. Il y a une phrase, d’un auteur dont j’ai oublié le nom : « être libre, c’est obéir aux obligations qu’on s’est fixé soi-même » ! Ça paraît totalement paradoxal parce qu’être libre, c’est obéir à des obligations… Quand on a des obligations, on n’est pas libre ! Et pourtant c’est bien vrai… Parce que si je veux pouvoir appliquer ce que j’ai dans ma vision : mon sport, ma famille, mes obligations bénévoles, il faut que je mette en place une « organisation de fou pour y arriver ». Donc en fait, quelqu’un qui va voir de l’extérieur, il va dire : « celui-là, il ne vit pas ! » Eh bien si, je vis ! Parce que de toute façon, mon obligation, mon objectif, je le connais et en fonction de celui-ci, je prends un certain nombre de décisions ; par exemple il faut que je fasse de la productivité en permanence. Mon périmètre, en sept ans, a augmenté d’un tiers, avec à peu près la même équipe. Donc je fais de la productivité en permanence : par exemple, au début, j’allais en Italie à peu près une fois par mois, et puis il a fallu que j’aille plus en Suède, ou en Turquie ! Il faut s’assurer de l’autonomie de ses équipes et/ou la faire grandir. C’est de la gestion de priorités évolutives en permanence. Je décide, et je ne parais pas libre. Du lundi au vendredi, je travaille tout le temps. Donc si vous me voyez dans le train, je suis à fond dans le train, je travaille… Dans le taxi, je peux ouvrir mon ordi, et dans le taxi, faire de l’ordinateur. Donc ça ne paraît pas libre, et pourtant ça l’est parce qu’en fait je suis en train de créer les conditions de ma liberté d’après, parce que j’ai décidé.
Comment je fais pour garder l’esprit libre ? Je n’y arrive pas toujours, c’est que je m’astreins à une organisation de « machine de guerre », pour pouvoir y arriver. Et ça me libère, parce que je sais qu’en général, quand je suis parti du bureau, je sais que je ne vais pas travailler le week-end ! Je sais que quand je vais être en vacances, je ne vais pas travailler. Et ça m’amuse beaucoup, parce qu’il y a deux ans, juste avant qu’il ne parte en vacances pour trois semaines comme moi, j’ai demandé à un de mes n-1 : « Et alors toi, comment tu fais, pendant tes vacances, pour les emails et le boulot, est-ce que tu coupes ? » Et il me dit : « Moi ce que je fais, c’est que tous les matins, après le petit-déj, je lis mes emails, comme ça après je suis peinard ». Je luis dis « Mais alors toi t’es vraiment un gros fou ! Pourquoi ? Parce que t’as jamais de gros problèmes en fait ! De toute façon, pendant les vacances, quand t’as un gros problème, les gens t’appellent…. Clairement, ce que tu fais, c’est que tu te remets un petit peu tous les jours, et tu vas voir un gars de la logistique qui s’est foutu sur la tête avec un gars de l’usine, et ça te remet dans le boulot ! Est–ce important ? Moi je ne regarde pas mes emails pendant trois semaines. » Objectivement, à mon niveau de poste, c’est rare. Mais j’y arrive ! Je n’ai pas de problèmes ! Donc la première chose que j’ai faite, c’est de décider grâce à ma vision. Prendre des décisions, c’est majeur. Et j’ai décidé, en revanche, parce que je ne veux pas avoir 400 emails à lire en rentrant le lundi, qu’au retour, le dimanche, je lis mes 400 emails… Là je passe une journée de folie, mais j’ai passé trois super semaines de vacances.
Un autre élément de sa liberté, pour pouvoir la préserver, c’est de dire aux gens ce que vous faites. C’est-à-dire quand vous dites aux gens : je veux arrêter de fumer ; bah le week-end d’après, ils vous voient fumer, ils vous disent : « Bah attends, tu m’as dit que t’avais arrêté de fumer, t’es en train de fumer ! c’est quoi ? ». Donc si vous dites que vous ne voulez pas travailler le week-end et que les gens vous voient travailler le week-end, vous êtes planté ! De même que quand vous êtes chrétien – enfin c’est un peu le même registre ! Et c’est un peu le registre de l’exemplarité, auquel je crois beaucoup en management. Donc quand dans une entreprise vous pouvez laisser savoir que vous êtes chrétien, ça vous oblige à être meilleur chrétien ! Parce que les gens vont vous regarder en disant : « Mais lui il dit qu’il est chrétien, mais t’as vu ce qu’il fait ? ». Le laisser entendre, c’est donc aussi une forme de courage et un choix pour progresser dans sa foi et dans le service du bien commun auquel nous sommes appelés. C’est le même registre dans la gestion du temps.
Donc en fait, pour être libre, il faut apparaître « pas libre », dans la façon dont on fait des opérations. En fait, c’est sa propre liberté qu’on préserve. Il y a des gens qui pensent être libres car ils n’ont pas de contraintes, qui vont être cool dans le train, et se dire qu’ils bossent pendant les vacances, etc. Mais pour moi, leur liberté n’est pas du tout intéressante, puisqu’ils vont bosser pendant les vacances parce qu’ils n’ont pas fait le reste avant ! Voilà, bien entendu, je ne suis pas dans le jugement. Chacun choisit, y compris de ne pas choisir parfois.
DPP : Il y a une phrase du pape François qui a pu marquer, et il l’a dite deux fois je crois, au moins deux fois, dans la Joie de l’évangile et dans Amoris lætitia, à propos de la famille, et la famille par rapport aux enfants : « le temps prime sur l’espace ». Il n’annule pas l’espace, mais il prime. Et je me dis toujours, une façon de l’interpréter pour moi, c’est que la confiance, qui est du registre du temps, prime sur le contrôle, qui est du domaine de l’espace. Et ça peut être une clé pour comprendre ta question. Et je pense que cette phrase-là – je ne sais pas d’où il la tire – est d’une très profonde sagesse.
SSM : Vous voulez donc dire que, fondamentalement – enfin, j’essaye de décrypter – il y aurait une confiance en ceux à qui vous déléguez, et une confiance aussi par le haut, par rapport au Seigneur, par exemple ?
DPP : Bien sûr ! Alors là, c’est carrément l’abandon à la Providence, clairement. Mais quand tu es dans un registre de temps, ce qui prime, c’est la confiance. Si tu ne veux que maîtriser les espaces, tu vas construire un mur ; alors que si tu es dans le temps, tu vas construire un pont. C’est pour cela que tout à l’heure je te disais : « pour moi, le temps est la mesure de la liberté ».
SSM : Et alors, si je suis bien, c’est un peu ce que vous avez dit, Monsieur Mezière. Vous avez beaucoup parlé de cette liberté de décision. Ça rejoint un peu la question, je trouve. Ainsi, est-ce qu’il y a eu une progression, des actes que vous avez dû poser pour grandir là-dedans, est-ce que ça a été plutôt simple ? Que pouvez-vous me dire là-dessus ?
GM : Des événements m’ont fait avancer. En particulier, un accident de santé très grave que j’ai eu en février 2005. J’ai été arrêté pendant six mois, je suis passé très près d’une catastrophe. Et je me suis rendu compte que quand j’ai repris mon travail avec un mi-temps, j’y arrivais. J’arrivais à gérer la boîte à mi-temps ! Quel révélateur ! Et la boîte avait de bons résultats… Quand j’ai repris à temps plein, j’ai rempli le temps plein. Donc si on m’avait dit : « tu vas travailler à 1,5 temps plein », j’aurais rempli 1,5 temps plein ! Donc quel révélateur ! Ça, ça m’a aidé. Après, ce qui m’aide, dans la gestion de mes priorités, c’est quand même ma foi. Ma spiritualité m’aide : donc il faut l’entretenir ; il faut prier, plus que ce que je fais, sûrement. Elle m’aide à trier l’essentiel. Des gens qui n’ont pas de foi, donc qui ont, je pense, une vie où ils ont plus tendance à se laisser aller – encore une fois, à se dire : « je veux être libre et heureux, donc je n’ai pas besoin de contrainte » – parce que la foi, c’est aussi une contrainte, parfois ! Donc : elle aide à trier l’essentiel, elle aide aussi à porter les moments difficiles. Dans la gestion du temps, des moments difficiles peuvent nous déborder totalement… Et puis la foi aide à manager par l’exemple, j’en suis certain. Quand on est chrétien, on a un devoir d’exemplarité ; et par capillarité, ça infuse dans le comportement humain. Donc, comme manager, si je devais citer ce qui pourrait faire qu’on peut être un bon manager, une seule chose à citer : l’exemplarité. Encore une fois, si vous voulez que vos enfants ne fument pas, ne fumez pas devant eux !
DPP : Ou ne fumez pas tout court !
GM : (Rires) Ou ne fumez pas tout court !
DPP : Parce que c’est encore plus fort comme exemplarité…
GM : Et après, il faut aimer les gens. Et quand on aime les gens, c’est marrant, mais je pense que ça fait gagner du temps. Au départ, ça a peut-être un côté tordu, mon truc, ou utilitaire, mais quand on aime les gens, on leur donne beaucoup ; et en fait, en retour, ils donnent beaucoup aussi. Donc en fait, en mettant tout ça en place, la délégation est plus facile à organiser ! Ainsi, pour préserver votre espace-temps, vous allez sans doute demander plus aux autres par délégation, mais en fait ils vont vous le donner. Et eux-mêmes vont procéder de la même façon, parce qu’ils vous voient procéder comme ça ; et à la fin, c’est toute la chaîne qui fait ce qu’elle a à faire, où elle doit le faire, au bon niveau et au bon moment. En réalité, hein, c’est plus compliqué que ça, mais il y a un chemin vertueux par là je crois…
DPP : J’ai une chose à dire sur un moyen qui m’a marqué. Un jour, dans la communauté – ce n’était pas quand j’étais responsable de la Communauté, c’est quand j’étais responsable de communauté locale – j’ai demandé à un frère de faire une conférence la veille pour le lendemain. Et ce frère m’a dit : « tu ne te rends pas compte de la pression que tu me mets ; toi tu vas peut-être très vite, mais moi je ne suis pas ton rythme » … Et en fait, je me suis rendu compte que – ça rejoint un peu le registre de l’amour, c’est pour ça que j’y ai pensé – quand tu es rapide, surtout, apprends à être lent. Éloge de la lenteur ! C’est pour ça que sur mon bureau, j’ai une tortue… Mais ça n’est pas pour rire ! Vraiment, elle m’aide, cette tortue. Je la vois, elle est en bois, elle ne bouge pas. Souvent je me dis : « ne va pas trop vite ! » Par exemple, tu as un mail un peu désagréable : ne pas répondre tout de suite. Ça, c’est prendre son temps ! Tu dois confier quelque chose à quelqu’un : ne le fais pas à la dernière minute ; parce qu’en fait, tu transmets ton stress au frère en même temps. Et puis il y a une dernière chose qui m’a marqué, c’est la dernière phrase du chapitre 6 de saint Matthieu : « cherchez d’abord le Royaume et sa justice : tout cela vous sera donné par-dessus le marché. Ne vous faites pas tant de souci pour demain : demain se souciera de lui-même ; à chaque jour suffit sa peine » (Mt 6, 33-34). Si cette parole est vraiment une parole du Christ, il faut vraiment y obéir.
SSM : Merci beaucoup, c’est très riche ; je me demande comment on va trier tout ça pour faire l’entretien dans une double page !
DCR : Vous prendrez un peu de temps ! (Rires)
SSM : Alors, une question peut-être moins fondamentale mais qui peut avoir son importance : vos trucs pour ne pas oublier des choses à faire ? Don Camille ?
DCR : Déjà, la question me gêne un peu, parce que « les choses à faire » … Évidemment, il y a des choses à faire, mais, je ne sais pas… Bien sûr, on est un petit peu confronté à ça, à devoir se donner des moyens de ne pas oublier des choses à faire, mais… Je pense que l’oubli fait aussi partie de la manière dont Dieu nous a créés ! Je crois qu’il ne faut pas avoir peur d’oublier certaines choses, parce que finalement, il y a une forme de tri, de tri sélectif, on va dire. Il est inscrit en nous, aussi, le tri sélectif, et je me suis rendu compte, parfois, que j’avais été bien heureux d’oublier telle ou telle chose, parce que si je l’avais faite, ça aurait compliqué les choses, et finalement, elle n’était pas nécessaire. J’aurais tendance à retourner ta question, et à me dire maintenant : « si je suis pleinement à ce que je dois faire, il y a une forme de tri qui se fait ». J’aurais plutôt tendance à te renvoyer la question, à faire un petit éloge de l’oubli : accepter d’oublier. Parce que les choses à faire, sinon, on peut en avoir une multitude. Je suis conscient que je botte un peu en touche.
DPP : Cela m’évoque une valeur biblique : la purification de la mémoire ! Tu as parlé du tri sélectif, je pense qu’il y a la purification de la mémoire qui n’est pas mauvaise ; or la mémoire est une dimension du temps.
DCR : Le sommeil par exemple ! On arrive au soir d’une journée… Bon, évidemment, il faut réfléchir à ce qu’on va faire le lendemain, et on s’organise. Mais il y a certaines choses que les gens m’ont dites, ou que je devais faire, et que je n’ai pas faites, et ça a été mieux comme ça.
GM : Alors moi, j’ai envie de dire, en rebondissant sur ce que vous disiez, c’est que si je veux pouvoir effectivement accueillir l’imprévu, il faut que je sois méga organisé sur tout ce que je peux prévoir. Il y a une partie non négociable ; et en plus, il faut du concret. À un moment donné, on n’est pas des rêveurs, on a des tas de choses à faire. Pour moi, il faut mettre en place des routines de fonctionnement qui soient mécaniques, pour évacuer tout ce qui est, justement, de la routine mécanique, notamment dans le classement. Vous avez des gens, quand je suis arrivé en Espagne, pour prendre un exemple, qui s’appelaient à n’importe quelle heure, 20h30, 22h ! Et j’ai dit : « mais c’est quoi ce truc ? On va tous crever ! On arrête : je ne veux plus de coup de fil après 20h ! » Ça c’est une routine, une décision qu’on prend. Après, dans le classement : vous avez des gens qui reçoivent un email où ils ont un problème, et immédiatement : « j’appelle mon chef ». Est-ce que c’est bien, ça ? Ou alors le chef ! C’est souvent plutôt l’inverse. Le chef découvre un problème, il appelle tout de suite son n-1. Est-ce que le sujet est urgent, oui ou non ? Ne veut-il pas régler son problème à lui, quitte à en créer un à son collaborateur car le moment n’est pas le bon ? S’il n’est pas urgent, comme de toute façon je fais un point hebdomadaire avec lui, par exemple, pourquoi l’interrompre maintenant ?… Eh bien moi, j’ai un parapheur avec tous mes n-1, j’ai un papier dedans, j’écris « Bruno : voir client machin, etc. » : je sais que je vais le revoir vendredi. Je me suis libéré l’esprit, parce que j’avais quand même un problème à ce moment-là, mais le problème n’est pas de l’ordre de l’urgence du moment. Donc vendredi, quand je vais revoir Bruno – et je sais que je vais le voir, et je sais que l’information va être au bon endroit : nickel, je vais la traiter. Donc en fait, j’appelle très rarement dans la semaine mes collaborateurs pour des problèmes. Et si je les appelle, c’est que c’était vraiment un gros truc. C’est une mécanique que j’ai mise en place. C’est très facile : mais il faut s’astreindre. Après, une autre technique, pour être super pratique, est de faire la différence entre l’archivage permanent et l’archivage provisoire. J’ai des sujets à traiter avec certaines personnes, donc je le mets dans mon parapheur par nom. Mon parapheur, si je ne fais pas attention, au bout d’un mois, il fait trente centimètres. Donc il faut sortir les choses quand elles sont traitées et les mettre à un endroit où on veut qu’elles soient. Autre exemple, si vous voulez un équilibre de vie, parce que vous l’avez décidé dans votre vision, et que vous êtes sur un poste Europe, eh bien il faut dire par exemple à votre assistante : « je ne veux dormir à l’extérieur que deux nuits par semaine ». Il faut qu’elle le sache ! ! Mon agenda annuel – donc je suis dans le pratique encore une fois, je crois que c’est l’objet de la question – : au 1er janvier, il est rempli aux 2/3, avec des réunions, des points qui vont tomber tout le temps. Et en faisant ça, je peux accueillir l’imprévu en dehors de tout ça. Il reste parfois peu de temps mais ce serait pire sinon !
DPP : C’est ça le problème…
SSM : Mais vous assumez vos choix, c’est ce que vous avez voulu !
GM : Voilà… Après, là où j’ai plus un souci, c’est au niveau l’unité. Comment gérer l’abandon ? Et à un moment donné, à force de mettre en place des trucs pour arriver à tout faire, est-ce qu’on n’oublie pas de s’écouter ? C’est ce que disait tout à l’heure don Paul.
SSM : C’est plutôt ce que vous verriez comme limite ?
GM : Oui.
DPP : Parfois, il faut du temps pour que ça remonte. On l’a tellement enfoui, on l’a tellement mis sous pression, que je me suis rendu compte qu’il me faut du temps pour le laisser émerger en moi. C’est-à-dire : je dois m’autoriser à le faire.
GM : Et on doit faire des cadeaux à nos amis…Par exemple, j’ai reçu un cadeau cette semaine. Je travaille beaucoup, je suis investi dans un projet bénévole assez important, et puis à l’occasion, j’ai quelques couples d’amis qui sont en difficulté pour le boulot, et je donne des conseils, de l’écoute, etc. Et un de mes amis m’a appelé cette semaine, qui m’a dit : « Écoute, j’ai pensé à toi, il faut que tu penses plus à toi ». Il venait de faire une retraite la semaine précédente, et il m’a dit : « je pense que tu ne t’écoutes pas assez, tu ne penses pas assez à toi. » Génial ! Merci François… En fait, je me dis qu’être chrétien, être bienveillant, avoir des amis, c’est aussi ça. J’y pense depuis qu’il me l’a dit. La conséquence, c’est ce que je vais faire pour réagir par rapport à ce qu’il m’a dit.
DPP : Moi, je partage les deux choses, c’est-à-dire que je pense qu’il faut à la fois un temps pour évacuer, trier, mais aussi un temps pour ranger. Ce qui n’est pas rangé contribue à désordonner la pensée et les relations avec ceux dont on est responsable. Donc çe n’est pas bon ; je suis assez d’accord aussi sur le fait qu’il faut avoir de la rigueur.
GM : C’est un peu de l’ordre de la compétence, ça d’ailleurs.
DPP : C’est un peu de l’ordre de la compétence, parce que celui qui ne le fait pas ne se rend pas compte. Mais il n’évacue pas non plus d’ailleurs, il ne trie pas. Ça demande d’être un peu carré. Après il y a une autre chose : je viens de faire mon agenda de l’année, de toutes mes visites. Donc je sais exactement quand je suis là et quand je ne suis pas là. Il faut planifier. J’ai donc mis : trier, rigueur dans l’organisation et le rangement, mais il faut aussi planifier. C’est très important, parce que si tu ne planifies pas, tu planes tout le temps ; donc ce n’est pas bon. Et aussi, une dernière chose à laquelle je pensais, et je l’ai oubliée… Il faut planifier, et il faut aussi relire. Par exemple, le matin, je lis mon agenda du jour, et je prie sur mon agenda. Je vois par exemple que Louis-Hervé, avec qui je suis proche ici, le fait aussi, le matin. Parce que le matin, il sait exactement ce qu’on doit faire. Prier avec son agenda, c’est aussi une façon de rester libre par rapport aux événements et de leur donner un contenu plus fort. Prier avec son agenda, ça ne prend pas forcément beaucoup de temps ! Ça va être cinq minutes, au moment du réveil, après la prière du matin. Tu prends ton agenda, tu regardes ce que tu vas faire. Et de temps en temps, dans la semaine, il faut se dire : qu’est-ce que je vais faire dans la semaine ? Moi je sais ce que je fais dans la semaine, dans la journée, ce que je fais dans le mois, ce que je fais dans l’année. Il y a des rythmes, aussi. Relire, c’est aussi rythmer sa vie ; parce qu’on a des rythmes à respecter.
DCR : Je vais bientôt devoir partir parce que j’ai une réunion importante à la paroisse.
SSM : Est-ce que vous avez une dernière chose à dire ?
DCR : Oui, c’est vrai que c’est un sujet très intéressant. L’expérience que je faisais ces derniers temps, c’est qu’il y a le temps, et la perception qu’on a du temps. Par exemple il m’arrive, au soir d’une journée, d’avoir l’impression d’avoir gaspillé, perdu mon temps, et même, certaines semaines, j’ai l’impression que tous les jours se sont succédé de manière identique, et finalement j’ai l’impression que le temps a filé. Il y a d’autres jours, et j’essaye d’entrer plutôt dans cette dynamique-là, où je trouve que les moments vécus prennent une intensité. Enfin, la perception du temps me donne l’impression que j’ai vécu parfois en une journée, parfois que j’ai vécu une semaine, un mois, tellement c’était intense ! Donc, je crois qu’il y a le temps, et la perception du temps. Je rejoins un peu ce que disait don Paul sur la relecture. Là ça nous emmène un peu sur le terrain biblique, c’est-à-dire qu’il y a eu par exemple l’événement de l’Exode, dans l’histoire du peuple d’Israël, puis une série de relectures qui leur font donner une épaisseur. Et ainsi, il y a quelque chose à saisir en faisant la relecture de notre temps, et donc de lui donner une profondeur, une richesse, qui va se retrouver dans la relecture par exemple.
GM : Est-ce que vous avez tout le temps quelque chose à faire ?
DCR : J’ai toujours quelque chose à faire, dans le sens où je sais qu’il y a des choses qui vont advenir, mais il y a des moments où je n’ai rien à faire, non ; juste être avec un ami et ne rien faire, justement.
DPP : Au sens strict, c’est faire quelque chose : tu es avec un ami.
GM : Moi j’ai l’impression que ça ne m’arrive jamais, de ne rien avoir à faire. C’est un peu l’inconvénient du système, à savoir que toute cette organisation, cette mécanique dont j’ai besoin dans mon travail – sinon je n’y arrive pas –, finit par infuser dans ma vie privée. J’ajoute un point important fondateur dans ma vie : l’humour. Je veux rigoler le plus possible : « Être sérieux sans se prendre au sérieux » était une maxime d’un de mes chefs que je prends volontiers à mon compte.
Oui tout ce que j’ai dit précédemment paraît pénible et laborieux mais en fait, je crois pouvoir dire que je ris beaucoup et que c’est un moteur pour moi et peut-être pour les autres
DPP : C’est pour ça que je fais la différence entre l’outil qui puise, l’eau qui file entre nos mains, et la source. La source, on en a absolument besoin !
GM : C’est très important. Je travaille bénévolement sur un gros projet à Laval… Pour moi, le projet Saint-Julien, est-ce quelque chose d’additionnel, ou est-ce quelque chose de vraiment prioritaire, que j’ai envie de faire ? Il m’arrive assez souvent de me poser la question – parce qu’on a quand même une réunion toutes les semaines – et ça me fait suer parfois … Je n’ai pas envie d’y aller ! Parce que c’est encore un truc supplémentaire ! Là je vais commencer mon week-end ce soir, je sais que j’ai une réunion pour Saint-Julien dimanche à 19h : je l’ai en tête ! Mon week-end est raccourci quelque part… ça empiète ! Si c’est un truc supplémentaire je n’ai pas envie d’y aller. Si c’est un truc auquel je donne du sens et que je le réalise, tout va bien !!
DPP : Merci Camille hein ! (DCR s’en va)
DCR : Merci, je dois filer !
GM : De rien ! À bientôt !
DPP : …. Ça s’appelle la gratitude ! Et ça, c’est fondamental sur le temps.
GM : En fait je me dis… Si je travaille plus le sens du projet Saint-Julien, je dois le prendre positivement. Le boulot, en fait, m’est imposé ; c’est pour gagner de l’argent, pour faire vivre ma famille. Le projet Saint-Julien, est-ce que je considère qu’il m’est imposé ? Quelque part, peut-être aussi, parce qu’il est fait pour une cause qui est extraordinaire. Donc je ne pense pas assez à la cause, au sens…
DPP : C’est intéressant, ça ! Ça veut dire que entre la richesse économique visible – celle qui produit le salaire – et la richesse économique invisible – le projet Saint-Julien –, quel est, dans les deux cas, celui qui donne du sens à ta vie ? Est-ce que tu mets du sens dans ta richesse économique visible, même s’il y a un salaire, ou alors dans ta richesse économique invisible ? Je trouve, aujourd’hui, que tu as de plus en plus de cadres qui fuient la richesse économique visible pour aller vers l’associatif pour trouver du sens…Tu as aujourd’hui une espèce de fuite des cerveaux, parce qu’ils ne trouvent plus de sens dans leur boulot.
GM : Moi j’essaye de le faire dans les deux.
DPP : Toi, tu essayes de le faire dans les deux.
GM : Oui, objectivement.
DPP : Parce que là alors, c’est une autre question qu’on n’a pas du tout abordée : le rapport au temps, est-ce un rapport au sens, aussi ?
SSM : Tout à fait. Ça rejoint un peu la manière de discerner, mais… Si vous voulez dire un mot, peut-être ? Ce sera votre dernière parole chacun et puis après, moi, il faudra que j’y aille aussi !
GM : Je trouve qu’il faut coacher sa vie. Je suis sidéré ! Il y a des gens qui investissent de l’argent sur un manager, pour qu’il soit un meilleur animateur de réunion, pour qu’il soit meilleur en communication, en technique, etc., et il y a des gens qui ne font rien pour leur famille, rien pour leur couple, rien pour leurs enfants. C’est sidérant ! Le truc qui est le plus important dans la vie, c’est sa famille, c’est son couple. Qu’est ce qui peut rendre le plus malheureux : perdre mon boulot ou perdre ma famille ? Et qu’est-ce que je fais pour mon couple, pour ma famille, pour moi même être en forme pour mes proches ? Bah il faut faire des choses, faire des retraites, faire du sport, donner du temps court mais riche en famille, etc. Il faut prévoir des espaces… Donc ça se manage !
SSM : Oui, ce sont les priorités, oui.
GM : En fait, ça aide aussi à gérer son temps, et à être libre dans sa tête pour gérer son temps. En fait, il faut créer les conditions de sa liberté, notamment par rapport à son boulot. Se dire que je ne vais peut-être pas tout mettre dans mon boulot, c’est peut-être pouvoir se dire : « mais je suis bien chez moi, j’ai besoin d’être chez moi », etc. Il faut créer les conditions d’être bien chez soi. Et je pense qu’il y a des gens qui l’ont complètement oublié. Les gens qui fuient dans le travail parce qu’ils ne veulent pas être à la maison, des gens qui ont l’âge de prendre leur retraite et qui ne veulent pas la prendre… Honnêtement, je ne comprends pas. Je ne comprends pas ! Donc ça veut dire qu’il faut coacher sa vie : on revient à la notion du sens. Et donc il faut l’entretenir ! Quelqu’un qui veut faire du sport en championnat, il faut qu’il fasse des entraînements. Il faut faire des retraites, assister à des conférences, des assises de mouvements. Il faut faire, pourquoi pas, des écoles de parents. Je l’ai fait en Espagne, mais ça n’existe pas encore en France. Des écoles de parents, c’est extraordinaire !
DPP : Ah oui ? Des écoles de parents ?
GM : Je pourrai vous en reparler ! On avait un bouquin par trimestre, avec trois chapitres… Oui ?
SSM : non, non mais en fait il va falloir que j’y aille…
DPP : C’est à quelle heure ta réunion ?
SSM : C’est à 15h, en fait c’est la même réunion que don Camille…
DPP : Ah oui ? Bien, merci…
SSM : Don Paul, vous voulez peut-être dire une dernière chose ?
DPP : Non, non… J’ai déjà beaucoup parlé, moi… Vas-y !
GM : Un truc important, c’est que par son comportement, on induit celui des autres. C’est vraiment important, et je l’ai dit tout à l’heure à propos de l’exemplarité. Donc si on est quelqu’un qui bosse tendanciellement comme un malade, les gens autour de soi vont se mettre à faire pareil. Si on est quelqu’un qui préserve ses horaires de fin de travail… Donc ça veut dire qu’il faut réussir à respecter les autres donc ça rejoint ce que je disais tout à l’heure à propos de l’amour des gens. Si vous ne voulez pas que les autres vous appellent le week-end, ne les appelez pas le week-end ! Mais pour ça, il faut avoir réfléchi dessus ! Y a des gens qui n’ont pas réfléchi là-dessus… Donc en fait leur vie se déroule sans prise en main…
SSM : Eh bien merci à vous !
DPP : Merci, merci…
GM : Merci !