LA GRACE DE L’INSTANT PRESENT
(Dossier Sub Signo Martini n°41)
(Dossier Sub Signo Martini n°41)
Vivre l’instant présent : vaste sujet. C’est pourtant un des secrets de la vie, non pas forcément réussie aux yeux des hommes, mais remplie de la vie même de Dieu. Ce qui donne sa réelle consistance aux événements, aux relations, aux choses, au temps.
Aujourd’hui, plus encore qu’autrefois peut-être, nous avons un rapport très particulier au temps. Les moyens de communication, nos modes de vie, notre manière de gérer notre temps rendent plus difficile notre capacité de goûter l’instant présent. Or le temps ne sera jamais pleinement une valeur marchande. Il se reçoit. Il s’attend, il se prépare. Ensuite, il devient le socle de notre mémoire, de notre sagesse et de notre enracinement. Apprendre à vivre dans le présent, c’est apprendre à vivre en assumant son passé et en restant confiant dans l’avenir. Dans la culture moderne où l’on ne veut rien rater, on peut passer à côté de ce mystère du temps qui se conjugue souvent avec la gratuité, cette capacité à recevoir sa vie de Dieu en y consentant.
Cette expérience, nos anciens étaient déjà invités à la vivre avec les mêmes défis. Pascal écrivait déjà dans ses Pensées : « Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt. (…) C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. (…) Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »
Nous voyons bien que le défi est le même hier et aujourd’hui, même si certaines choses ont changé. En fait, cette réflexion sur l’instant présent semble une bonne porte d’entrée pour appréhender le secret d’une vie vécue authentiquement sous le regard de Dieu. C’est une manière simple et concrète d’aborder notre désir de sainteté, une manière simple de chercher et de trouver le secret du bonheur. Pourquoi ? Parce que Dieu est présence infinie et totale. Dieu veut notre bonheur ; à chaque instant, il nous tient dans l’existence et à chaque instant, il veut nous donner sa grâce. Si en retour, nous parvenons à vivre l’instant présent, nous sommes alors immédiatement en contact avec Dieu qui EST. Le présent est notre moyen d’entrer en relation avec Dieu. Dans l’attente, dans la joie, dans la peine ou la souffrance, Dieu est là. Il nous porte et nous donne ce dont nous avons besoin. C’est une des promesses de Jésus. Puisse ce dossier nous aider à entrer dans ce mystère.
Louis-Hervé Guiny + prêtre
Le philosophe de la culture George Steiner a intitulé l’un de ses livres Réelles présences, pour défendre l’idée que l’effet de la lecture des livres n’est pas de nous isoler dans un monde purement verbal, mais, à l’inverse, par la médiation de la parole, de nous ouvrir à la présence des choses et des êtres. Mais, au plan spirituel cette fois-ci, quels maîtres livres peuvent nous apprendre ce sens de la présence de Dieu dans l’instant présent ? Trois classiques de l’histoire de la spiritualité sont sélectionnés ici, qui gravitent tous autour de cette question de l’instant présent, envisagé d’après trois perspectives complémentaires.
L’abandon à la Providence divine, du Père Jean-Pierre de Caussade, s.j. (1675-1751), est un court traité invitant les âmes à suivre une voie faite de simplicité et de dépendance à l’égard du Dieu provident. En réaction à une spiritualité trop méthodique, mais aussi trop marquée par la figure du directeur spirituel, et donc en somme trop humaine, le Père de Caussade nous engage à reconnaître directement en nous et autour de nous l’action de la Providence. D’où son insistance sur l’esprit de foi, qui seul permet de déceler l’agir de Dieu dans le « sacrement du moment présent », selon sa très belle expression. Il peut ainsi écrire : « Le moment présent est comme un désert où l’âme simple ne voit que Dieu seul, n’étant occupée que de ce qu’il veut d’elle : tout le reste est laissé, oublié, abandonné à la Providence. »
Plus d’un siècle après, dans un tout autre contexte historique, la « petite voie » de sainte Thérèse de Lisieux renouvelait cette thématique spirituelle de l’instant présent, donnant lieu, au XXe siècle, à deux ouvrages puisant à la même source thérésienne. D’abord, celui du Père Victor Sion, o.c. (1909-1990), La grâce de l’instant présent, qui peut être vu comme un grand développement à partir du célèbre poème de la sainte intitulé Mon chant d’aujourd’hui. Cette spiritualité du présent est formulée en ces termes : « Dieu veut que nous vivions dans le présent, que nous allions à lui sans inquiétude du lendemain. Aussi le programme de la vie chrétienne pourrait-il être : remplir parfaitement et avec amour chaque instant qui passe. »
Cette source thérésienne donna lieu ensuite au livre du Père d’Elbée, Croire à l’amour (1969), qui peut se concevoir, quant à lui, comme un commentaire de cette très célèbre phrase de la sainte, extraite de l’une de ses lettres : « C’est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’Amour. » Cette foi en l’amour de Dieu fait écrire au Père d’Elbée : « Il faut vivre un amour actuel. Trop souvent, nous faisons de notre vie d’amour avec Dieu en nous quelque chose à réaliser dans l’avenir, un jour, quand on aura fait suffisamment de progrès pour cela… Le « suffisamment » me fait sourire car, enfin, comment établir cette suffisance ? Non ! Tout de suite, dans la minute présente, je dis à Jésus que je sais qu’il m’aime et que je l’aime. »
Jean-Rémi Lanavère + prêtre
La place de la mémoire dans la prière selon la Bible.
Typique de la place de la mémoire dans la prière, regardons la prière d’Esther (Est 4, 30ss). Épouse du roi de Perse et fille d’Israël, elle doit enfreindre une loi de la cour, au péril de sa vie, pour demander que son peuple ne soit pas exterminé.
Isolée dans la décision qu’elle doit prendre, Esther mentionne ce qu’on lui a enseigné : « J’ai appris, dès le berceau, au sein de ma famille, que c’est toi, Seigneur, qui as choisi Israël entre tous les peuples et nos pères parmi tous leurs ancêtres, pour être ton héritage à jamais ; et tu les as traités comme tu l’avais dit. Et puis nous avons péché contre toi, et tu nous as livrés aux mains de nos ennemis… Tu es juste, Seigneur ! » C’est la raison de son cri du début : « Viens à mon secours, car je suis seule et n’ai d’autre recours que toi… » Le Dieu fidèle et juste est intervenu autrefois, il interviendra encore !
Étonnamment, Esther invite le Dieu fidèle lui-même à s’en souvenir : « Souviens-toi, Seigneur, manifeste-toi au jour de notre tribulation ! » C’est fréquent dans les psaumes (par exemple Ps 131, 2), qui en effet nous aident aussi à exprimer ce que nous ressentons : cette impression d’oubli par Dieu, ce sentiment d’abandon que vivra le Crucifié (Ps 21, 1 cf. Mc 15, 34).
C’est en fait d’abord celui qui prie qui ne doit pas oublier : « Bénis Yahvé, mon âme, n’oublie aucun de ses bienfaits. » (Ps 102, 2) Le risque n’est plus ici d’être oublié de Dieu, mais de rendre anodins ses bienfaits ! Hors du livre des Psaumes, on retrouve souvent l’invitation à la louange pour les bienfaits du Seigneur, et en particulier lors du passage de la mer : le cantique d’Ex 15 reprend l’intervention divine qui vient d’être racontée et chante le Seigneur… De fait, cette louange n’est pas réservée aux ancêtres qui ont vécu l’événement, mais quiconque reprend la louange est alors conscient d’être lui aussi l’objet de la miséricorde du Seigneur : « Il nous sauva de la main des oppresseurs, car éternel est son amour ! » (Ps 135, 24)
Au sommet de la Révélation, dans le cadre de la venue du Verbe incarné, Marie loue le Seigneur en son Magnificat, non seulement pour ce qu’il a fait en elle, mais pour s’être souvenu de son amour envers les pères, Abraham et sa descendance. Chaque soir toute l’Église réapprend d’une mère la juste façon de prier et de faire mémoire !
Philippe Seys + prêtre
Comment vivre l’instant présent dans la prière ? Regard d’un psychiatre…
Voici la règle qui est proposée à un patient lorsqu’il est invité à entreprendre, avec son analyste, le travail qu’implique ce type de thérapie : « Vous allez devoir parler étendu à un interlocuteur dérobé (expression que l’on doit à André Green). Il est important que vous laissiez venir tout ce qui vous vient à l’esprit, sans rien omettre. Ce que vous ressentez, ce que vous pensez… peut être même une image… »
Freud, pour inviter à la règle fondamentale de libre association de pensée par la parole, faisait la comparaison suivante : « C’est comme si vous étiez à la fenêtre d’un train et que, regardant sans le voir le paysage, vous laissiez vagabonder votre esprit… Faites ainsi et parlez… »
Ce petit détour par un des éléments du cadre de la psychanalyse me permet de relever quelques signifiants qui, à mes yeux, ne sont pas étrangers à l’exercice spirituel de la prière, et peut-être même plus simplement de la parole adressée à un interlocuteur :
« Étendu »
Eh oui, cette affaire ne se passe pas dressé ! Il faut être couché, accepter d’être en position de faiblesse. Peut-être pas dans l’humus, mais cependant dépourvu de sa cuirasse. Il faut prendre position non pour dormir, mais pour être éveillé au lâcher-prise. C’est ainsi que peut se vivre l’instant présent.
« Interlocuteur dérobé »
Bien sûr le Dieu de Jésus-Christ ne s’est pas dérobé à notre histoire. Il est là et bien là ; et pourtant on ne le voit pas. Il faut donc, nécessairement, le savoir pleinement présent, le sentir, lui faire confiance, le percevoir, l’entrevoir… Peut-être même parfois saisir sa voix et l’entendre comme événement (cf. Alain Badiou : « J’appelle événement le moment ou l’on parvient à déplacer l’impossible, à changer le réel. »).
« Comme si vous étiez à la fenêtre d’un train…et que vous laissiez vagabonder votre esprit. »
Il ne s’agit pas ici d’une invitation à fuir dans un ailleurs parce que le réel dérange. Non, le réel est déjà entendu et admis par les conditions qui précèdent. Si ce n’est pas une fuite, c’est donc au contraire à une centration, à une incarnation que le sujet est appelé. Cela suppose non pas une partie de soi (l’intellect, ou l’imaginaire, ou le corps) mais le tout soi avec le tout autre.
Vous aurez compris qu’emprunter ce sentier détourné du cadre de la psychanalyse m’aura servi de métaphore non pour donner une recette, mais pour inviter à une posture qui dépasse, et de loin, la relation thérapeutique.
Docteur Jean-Marie de Sinety, psychiatre
Rien n’est plus indispensable que de vivre l’instant présent, et rien n’est plus difficile.
J’ai déjà tellement vécu dans le passé ! Il est pour moi une trop longue histoire, où les malheurs et les déceptions risquent de me paralyser, tandis que la joie des bons moments risque de se cristalliser en nostalgie. Et l’avenir m’est tellement inconnu ! La présomption comme l’angoisse m’empêchent d’y entrer pas à pas, sereinement. Mon présent ressemble à cette « petite sœur Espérance » décrite avec tant de joliesse par Péguy, un peu trop encadrée par ses grandes sœurs, « Passée » et « Future » ! « Présente » s’essaye à gambader, mais elle ne peut quitter leurs mains qui l’étreignent avec autorité. De fait, il ne peut s’agir de couper les ponts, de faire « tabula rasa » de ce qui m’a permis d’être là où je suis, ni de vivre l’insouciance du présent comme s’il ne se répercutait pas sur mon horizon. Comment vivre au présent dans la responsabilité et la liberté, sans se laisser écraser par ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore ?
Il semble qu’une caractéristique des saints est d’avoir vécu dès ici-bas un présent qui s’inscrive déjà dans l’éternité. Qui ait un poids d’éternité. Qui soit vécu avec une telle densité de beauté, de poésie et d’amour, qu’il puisse être reconnu déjà comme une parcelle d’éternité. Les saints ont vécu cela, mieux que les poètes ou les artistes ou les génies. Et les saintes peut-être mieux encore que les saints…
Ainsi Thérèse se débat avec un passé dont les psychologues pourront faire leurs choux gras ; son avenir est limité, à la vingtaine, elle crache déjà le sang. Elle écrit alors son fameux poème : Mon chant d’aujourd’hui.
Ma vie n’est qu’un instant, une heure passagère.
Ma vie n’est qu’un seul jour qui m’échappe et qui fuit.
Tu le sais, ô mon Dieu ! pour t’aimer sur la terre,
Je n’ai rien qu’aujourd’hui !…
Que m’importe, Seigneur, si l’avenir est sombre ?
Te prier pour demain, oh non, je ne le puis !…
Conserve mon cœur pur, couvre-moi de ton ombre
Rien que pour aujourd’hui…
Près de ton Cœur divin, j’oublie tout ce qui passe,
Je ne redoute plus les craintes de la nuit.
Ah ! donne-moi, Jésus, dans ce Cœur une place
Rien que pour aujourd’hui.
Ce même abandon à Dieu du passé et de l’avenir, qui permet de vivre pleinement le présent, inspire à Odette Prévost, Petite Sœur de Charles de Foucauld, la prière que l’on retrouve sur elle alors qu’elle vient d’être assassinée en Algérie, le 10 novembre 1995 :
Vis le jour d’aujourd’hui, Dieu te le donne, il est à toi. Vis-le en lui.
Le jour de demain est à Dieu, il ne t’appartient pas.
Ne porte pas sur demain le souci d’aujourd’hui. Demain est à Dieu, remets-le-lui.
Le moment présent est une frêle passerelle.
Si tu le charges des regrets d’hier, de l’inquiétude de demain, la passerelle cède et tu perds pied.
Le passé ? Dieu le pardonne. L’avenir ? Dieu le donne.
Vis le jour d’aujourd’hui en communion avec lui…
Je connais une personne qui avait bien du mal à assumer son présent : à sa mort, on retrouva dans son missel cette prière. Extérieurement, cela n’avait pas changé, hélas, le cours de son existence ; mais je pense très fort que de dire et redire cette prière a été pour elle la fragile passerelle vers le présent éternel et enfin bienheureux.
Emmanuel Lemière + prêtre
Nous sommes souvent invités à profiter de l’instant présent, comme source de bonheur et de sérénité, « carpe diem » ! Il s’agit plutôt de vivre chaque instant. Serait-ce un exercice plus difficile dans ce monde si chargé de tentations et de sollicitations ? Revenons plutôt à la source pour y puiser quelques conseils…
Le point de contact entre l’éternité de Dieu et le temps de notre histoire, c’est aujourd’hui. Nous ne pouvons considérer l’instant présent sans nous mettre sous le regard de notre créateur. C’est maintenant qu’Il est là, qu’Il me regarde, m’aime et attend mon simple acquiescement. Alors, la première disposition n’est-elle pas de prendre le risque de poser un acte de foi pour l’accueillir ?
Plus concrètement, l’accueillir maintenant, c’est accueillir le don de son Esprit : sa grâce. Veillons pour goûter ce don et en vivre. Mais il faut le laisser agir en nous, nous abandonnant à l’œuvre de sa grâce. Il y a une certaine action, libre et volontaire, pour être, et surtout ne pas se laisser vivre. Alors, dans tous les petits instants, plus ou moins ordinaires, nous avons un énorme capital qui nous permet de remplir d’amour ce que nous vivons, habiter vraiment là où nous sommes et y mettre tout notre cœur.
A l’école de la Vierge Marie, nous apprenons aussi petit à petit à devenir des demeures de sa parole. Quel que soit notre état de vie, goûtons-la et alors elle nous enseignera en fonction du moment présent. Veillons : « Je suis la servante du Seigneur, qu’il m’advienne selon ta parole. » (Lc 1, 38) Méditons : « Quant à Marie, elle conservait avec soin toutes ces choses, les méditant en son cœur… Et sa mère gardait fidèlement toutes ces choses en son cœur. » (Luc 2, 19.51). Et gardons-la : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure chez lui. » (Jn 14, 23)
N’avons-nous pas aussi autour de nous des signes visibles de ce don de Dieu avec les sacrements institués par Jésus lui-même ? Ces sacrements réveillent en nous cette grâce de l’instant présent. Comme nous recherchons le soleil pour recharger nos batteries en vitamines, nous pouvons aller emmagasiner de l’amour dans l’adoration du Saint Sacrement, des grâces avec une confession régulière et vivre l’instant présent du sacrifice de Jésus à la Messe.
Que nous soyons seul ou au milieu d’une foule, dans la solitude de la retraite ou dans une vie professionnelle ultra active, dans l’effervescence de nos années étudiantes ou auprès de nos enfants, Jésus nous attend, pour vivre avec lui. Vivre avec lui l’instant présent comme une relation amoureuse, dans le silence de la solitude ou avec notre compagnon du moment.
Vivre l’instant présent, c’est vivre d’amour.
Elisabeth Ranvier
« Ne vous faites pas tant de souci pour votre vie, au sujet de la nourriture, ou des vêtements. Cherchez d’abord le Royaume et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît. » (Mt 6, 25.34) Est-ce contraire à l’esprit chrétien de se faire du souci pour l’avenir ? Jésus nous invite-il à un « devoir d’imprévoyance » ?
En réalité, ce que le Christ condamne, c’est le fait de placer sa sécurité d’abord dans la possession de biens matériels. Ne nous faisons pas de trésors sur la terre, là où les mites et la rouille les dévorent, où les voleurs percent les murs pour voler (cf. Mt 5, 19). De même, lorsqu’il dit : « Quand on vous livrera, ne vous tourmentez pas pour savoir ce que vous direz ni comment vous le direz : ce que vous aurez à dire vous sera donné à cette heure-là » (Mt 10, 19) : Jésus nous invite à placer notre confiance en Dieu plutôt qu’en notre propre habileté.
Faut-il alors renoncer à préparer le futur, à anticiper l’avenir ? Évidemment non : comment prêcher cela à celui qui cherche désespérément un travail pour nourrir sa famille ? Faire confiance à la Providence, ce n’est pas se laisser porter sans rien faire, se déresponsabiliser ; mais c’est ordonner (c’est-à-dire remettre dans l’ordre) notre vie en fonction de l’essentiel. C’est chercher d’abord le Royaume des cieux, en sachant que cette recherche passe aussi par l’utilisation des dons reçus, en particulier notre intelligence. L’exemple du Christ nous montre que les deux attitudes de prévoyance et de confiance en la Providence ne s’opposent qu’en apparence. En formant ses apôtres pendant trois années, Jésus vit au quotidien de la Providence, mais il anticipe déjà son départ et leur mission future jusqu’aux extrémités de la terre !
Plus concrètement, comment vivre cette tension entre les deux attitudes ? « Les hommes d’armes batailleront, et Dieu donnera la victoire » affirmait sainte Jeanne d’Arc à Poitiers. Attendre les bras croisés que la Providence dénoue tous nos problèmes, ce n’est pas faire confiance à Dieu, c’est refuser de coopérer à sa grâce. Inversement, croire que notre action se suffit à elle-même témoigne d’un grand mépris de Dieu, qui conduit inévitablement à l’échec. Il faut donc agir autant que nous le pouvons, tout en comptant totalement sur Dieu sans qui nos actes demeurent inutiles : « Prier comme si tout dépendait de Dieu, agir comme si tout dépendait de nous » (maxime attribuée à saint Ignace). Une fois cela accompli, il « suffit » de rester docile à l’action de l’Esprit-Saint, qui d’une motion peut nous amener à abandonner tout ce que nous avions prévu, pour nous laisser conduire par la seule force divine.
Guillaume d’Anselme + prêtre
Les utopies terrestres ont toujours reproché à l’eschatologie chrétienne son manque d’efficacité. L’espérance en l’au-delà rendrait les chrétiens inaptes à prendre leurs responsabilités terrestres. L’idée n’est pas neuve mais elle est encore très présente aujourd’hui.
Éternité ou responsabilité ?
La foi chrétienne, loin de nous distraire des réalités humaines, stimule chez le disciple du Christ le sens de la responsabilité envers le monde présent. En effet, la promesse de la vie éternelle, « loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre quelque ébauche du siècle à venir… » (Gaudium et Spes, 29) Dans son encyclique Caritas in Veritate, le Pape Benoît XVI rappelait que « sans la perspective d’une vie éternelle, le progrès humain demeure en ce monde privé de souffle. »
Si le risque de nous abstraire de ce monde en se réfugiant dans un au-delà imaginaire existe réellement, celui de construire notre vie ici-bas en oubliant notre vocation à l’éternité est tout aussi sérieux. C’est ce qui faisait affirmer à Henri de Lubac : « Vivre dans l’éternel et contempler les choses, autant qu’il nous est possible, du point de vue de l’éternité, ce n’est pas refuser de prendre partie en rien, ni s’élever d’une façon prétentieuse au-dessus de la mêlée. C’est au contraire se mettre au cœur du réel le plus réel, comme Dieu est au cœur de toute chose. »
Aimer aujourd’hui ou espérer pour demain ?
« Les cieux nouveaux et la terre nouvelle » dont parle l’Écriture ne sont pas un simple prolongement chronologique de ce que nous avons et faisons. Ils sont une consommation de l’histoire dans laquelle il y a, sous la primauté du don de Dieu, une place réelle pour la réponse et la liberté humaines. La vie terrestre est donc cet apprentissage de l’amour selon Dieu qui « forme dès maintenant, à travers la vie de ce monde, l’amour dont nous l’aimerons éternellement ».
Cet amour éternel et divin, qui illumine nos cœurs dès maintenant, est l’objet de notre espérance. Le Catéchisme de l’Église Catholique définit l’espérance en ce sens : « La vertu d’espérance répond à l’aspiration au bonheur placée par Dieu dans le cœur de tout homme ; elle assume les espoirs qui inspirent les activités des hommes ; elle les purifie pour les ordonner au Royaume des cieux ; elle protège du découragement ; elle soutient en tout délaissement ; elle dilate le cœur dans l’attente de la béatitude éternelle. L’élan de l’espérance préserve de l’égoïsme et conduit au bonheur de la charité. » (n. 1818)
Ainsi, cette espérance théologale qui nous fait désirer le Ciel, c’est-à-dire Dieu lui-même, loin de nous éloigner du présent, l’imprègne de sa charité, de cet amour qui seul ne passera pas.
Paul Préaux + prêtre