L’EUCHARISTIE
(Dossier Sub Signo Martini n°14)
(Dossier Sub Signo Martini n°14)
L’Eucharistie, sommet et source des sacrements, produit au plus haut degré ce qu’elle signifie. Comme l’a rappelé Benoît XVI dans l’exhortation Sacramentum Caritatis, « l’Eucharistie nous attire dans l’acte d’offrande de Jésus. Nous ne recevons pas seulement le Logos incarné de manière statique mais nous sommes entraînés dans la dynamique de son offrande ». Que pouvons-nous donc attendre de notre participation à l’Eucharistie ? Comment le mystère pascal de Jésus, dont l’Eucharistie est le mémorial perpétuel et actif, peut-il être reproduit en nous ?
Le mystère de la Foi
Nous poursuivons notre présentation des idées maîtresses qui ont guidé la vie de notre Fondateur, Mgr J.-F. Guérin ainsi que l’enseignement qu’il donna à ses fils de la Communauté Saint-Martin. Après avoir souligné l’amour qu’il dispensa pour la Laus perennis, la louange de la Prière des Heures, nous exposons dans ce dossier un autre thème cher à son cœur : l’eucharistie.
Résolument absent des querelles de lutrin, comme il se plaisait à les appeler, Monsieur l’Abbé s’est engagé de toutes ses forces dans une éducation des âmes à la vie eucharistique, route empruntée par le Fils Lui-même et dans la force lumineuse de l’Esprit pour rejoindre son Père et notre Père.
Nous vous proposons trois pistes de réflexion qui vous permettront de mieux vivre avec la Communauté ce mystère de la foi que Jésus a ordonné aux apôtres de faire en mémoire de Lui.
Le Jeudi saint doit être pour le chrétien, l’occasion d’approfondir son regard sur l’Eucharistie puisque ce « si grand mystère » fut donné aux hommes au cours de la dernière Cène du Seigneur. Ce qui nous importe, c’est de purifier la manière dont nous usons du sacrement qui vient achever notre « initiation chrétienne », de renouveler la façon dont nous nous incorporons au Mystère pascal dont l’eucharistie est le mémorial perpétuel et actif, c’est à dire sanctifiant. L’eucharistie, « sommet et source des sacrements », produit au plus haut degré ce qu’elle signifie. Que pouvons-nous attendre alors de notre participation à l’eucharistie ? De quelle manière le mystère pascal de Jésus peut-il être re-produit en nous ?
Le mémorial : un agir sauveur de Dieu promis à l’éternité par sa réalisation en l’homme
Rappelons d’abord que le Christ fut « crucifié pour nous et pour notre salut ». Nous devons donc chercher dans cette direction humanitaire le sens de la messe. D’ailleurs, si le Mystère pascal est l’Acte sauveur par excellence, c’est qu’il est tout entier tendu vers la constitution de l’homme nouveau, l’homme re-créé à l’image de Dieu, selon le prototype du Fils incarné. L’eucharistie en en étant son mémorial est le lieu privilégié dans lequel l’homme extérieur « va à sa ruine » et l’homme intérieur se construit, en enracinant en nous par la foi et en fondant sur l’amour la Présence réelle et spirituelle du Premier-Né d’entre les morts. C’est le concept même de mémorial : une entrée en relation avec Dieu, basée sur un agir sauveur promis à l’éternité par sa réalisation en l’homme. Un Paul ne dira pas autre chose : « Si, par le baptême dans sa mort, nous avons été mis au tombeau avec lui, c’est pour que nous menions une vie nouvelle, nous aussi, de même que le Christ, par la puissance du Père, est ressuscité des morts ». Or ce qui est vrai du baptême ne l’est-il pas a fortiori de l’eucharistie qui en est l’aboutissement ?
Donner à l’offertoire la dynamique de soi et les amenuisements de sa vie
Je trouverais donc dans la messe à détruire mon vieil homme et à construire mon homme nouveau. Ces deux actes, qui forment échange, seront l’achèvement, c’est à dire la réalisation spirituelle en moi du Mystère pascal de Jésus offrant sa vie d’homme au Père et recevant de Lui la gloire dans la puissance vitale de sa résurrection. Il y aura donc d’abord à la messe, unie à l’offrande de Jésus, l’offrande de ma personne dans son entièreté : ses puissances et ses faiblesses. L’Offertoire est le premier temps, essentiel, de cet échange par lequel j’abandonne au Père, dans une action de grâce renouvelée, les dons qu’Il m’a fait et les morts qu’Il me permet de souffrir. C’est, à proprement parler, l’eucharistie de la vie quotidienne que Paul demandait aux Romains : offrir sa personne en sacrifice capable de plaire à Dieu. Profitant de l’intelligente symbolique juive, assumée par le Christ, j’associerai à l’offrande, par le prêtre, du pain représentant la nourriture roborative, le don de tout ce qui en moi est force existentielle : intelligence et volonté, talents et vertus, dons et charismes, aspiration à être, cette dynamique de soi qui m’est connaturelle… À l’opposé et en complément, je verserai dans le calice du vin de la consolation toutes les faiblesses, amenuisements, incompréhensions, échecs qui forment, au moins en ce jour, les limites du contenant de ma vie.
La consécration, désappropriation du Christ jusqu’au bout
Cet acte de dépossession de moi, je le poserai dans la confiance aimante que me donne les paroles de Jésus : « si le grain tombé en terre ne meurt, il reste seul, s’il meurt il porte beaucoup de fruit ». Cette foi sera vivifiée par le sacrifice que le prêtre accomplit à travers la consécration, qui constitue le centre et le cœur de « l’admirable échange » proposé par le Seigneur à chacun de nous. La Consécration est centre de l’action eucharistique car elle met devant moi le modèle parfait de cet échange vécu par Jésus lui-même depuis son incarnation : « il dit en venant dans le monde : voici je viens Ô Dieu pour faire ta volonté ». Jésus se désappropria de lui-même pour être élevé par la Personne du Verbe. Mais cet échange s’accomplit dans la plénitude par le don de sa vie sur la Croix : « Père entre tes mains je remets mon esprit… » La consécration du pain signifie et rend présente l’offrande que le Christ fait de ses forces vives d’humanité : la perfection de son intelligence et de son enseignement, de sa volonté d’aimer et des miracles de sa tendresse… En un mot, toutes les potentialités de sa vie d’homme sont ici confiées totalement à la force de l’Esprit qui le pousse à « aimer les siens jusqu’au bout ». Dans la consécration du vin nous est rendue présente la même emprise que Jésus laissa à l’Esprit sur les limites humaines de sa vie, sur les abaissements subis, sur ces morts multiples qui préparèrent sa mort définitive. « Jésus cependant se taisait » rapporte le récit du Christ face à Pilate. Oui, car l’Esprit est Silence et l’Homme nouveau est bien celui qui se laisse totalement agir par l’Esprit…
La communion, réception de l’Esprit par le Pain de filiation
La consécration, au centre de la synaxe, en est aussi le cœur. En effet, c’est d’elle que part le flux inextinguible de Vie qui permettra à chaque homme, adoptant une posture identique à celle du Fils de l’Homme, de recevoir, de Lui, l’Esprit qui est ‘devenu’ son Esprit : « et inclinant la tête, il remit son esprit ». Plus encore que le sang et l’eau qui coulèrent de son cœur, c’est le don que fait Jésus au Père de son souffle qui nous permet de recevoir Celui qu’Il nous a promis parce qu’Il est autant sien qu’Il est du Père : « l’autre Consolateur qui sera toujours avec vous ». Et ce don, il se réalise à chaque fois que nous mangeons sa Chair et que nous buvons son Sang. Car « la chair ne sert de rien, c’est l’esprit qui vivifie ». Aussi, après avoir offert à travers le pain mes puissances de vie, en communiant au pain devenu Corps, je m’unis à la vie du Sauveur que ce Corps signifie : je reçois l’Esprit qui s’empare de mes puissances pour les diviniser. De même, après avoir offert par le vin mes morts multiples, en communiant au vin devenu Sang, je m’unis à la mort du Sauveur présente dans ce Sang : je reçois l’Esprit qui s’empare de mes abaissements pour les transfigurer eux aussi. Nous sommes ici à la deuxième épiclèse : après avoir appelé l’Esprit sur les oblats, nous Le supplions de venir nous envahir par la comm-union eucharistique. C’est le terme de l’admirable échange par lequel nous avons troqué notre mode de puissance et notre manière de vivre l’abaissement avec la manière que Jésus eut de vivre et de mourir : par amour parce que poussé par l’Amour qu’est l’Esprit de Dieu. Et ce n’est donc plus nous qui vivons, mais, par l’Esprit, c’est le Christ qui vit en nous chaque instant de Sa vie en notre vie. C’est ainsi que nous devenons, messe après messe, mystère pascal et donc salut pour nos frères…
Jean-Marie Le Gall + prêtre
L’actuel regain de l’adoration eucharistique est sans nul doute source de nombreuses grâces pour toute l’Église. Néanmoins, il ne faudrait pas se méprendre sur le sens de cette pratique : l’adoration eucharistique est tout entière tournée vers une meilleure participation au sacrifice de la Messe.
Reconnaissants et avisés
Soyons d’abord des héritiers reconnaissants ! Le concile de Trente nous a légué sa précieuse doctrine sur l’Eucharistie, et avec elle une conscience approfondie de ce Mysterium fidei. Celle-ci s’est traduite en Occident par une expansion du culte de la Réserve eucharistique, conservée dans nos églises, visitée par les fidèles, exposée même dans l’ostensoir à l’occasion des manifestations publiques de la foi.
Soyons néanmoins des héritiers avisés, et ne nous laissons pas distraire de l’objet propre du culte eucharistique : l’offrande d’un sacrifice, d’une action rituelle et communautaire qui obtient la rémission des péchés et instaure entre Dieu et son Peuple une communion divine : l’Alliance nouvelle et éternelle.
Une juste piété eucharistique doit ainsi conduire à une communion plus intense à l’offrande du Sacrifice et à ses fruits : participation consciente et active aux rites de la Messe et donc méditation des textes liturgiques qui délivrent chaque jour une grâce choisie, offrande de notre vie à l’offertoire, action de grâce après la Communion, réfractée au long du jour par la prière des Heures…
D’abord l’autel, puis le tabernacle…
Dès les premiers siècles, l’Église a conservé les Saintes Espèces en dehors de la Messe pour permettre aux malades et aux mourants de recevoir le Pain de Vie. La Présence du Seigneur au tabernacle exige évidemment notre adoration et une place insigne dans nos églises.
Cependant l’intention du Christ instituant l’Eucharistie fut de laisser à ses disciples le Mémorial vivant de sa mort et de sa Résurrection, et non d’être l’hôte permanent du tabernacle.
Aussi, en venant « visiter » le Saint-Sacrement au tabernacle, ou l’adorer dans l’ostensoir, nous n’avons rien de mieux à désirer qu’une préparation intérieure à l’offrande liturgique, publique et communautaire du sacrifice eucharistique. L’adoration eucharistique forge en nous une âme capable d’oblation et de communion. Elle est ainsi une invitation à passer du tabernacle à l’autel, de la Présence du Christ à la célébration vivante de son Sacrifice, de l’adoration dans le face à face à une communion à Lui, pour Lui être configuré toujours plus chaque jour. Le Christ « en face » devient ainsi le Christ « en nous ».
Thomas Diradourian + prêtre
« Tout le Mystère du Christ est dans le Mystère de l’Eucharistie ». Cet aphorisme cher à l’abbé Guérin résume la spiritualité liturgique de l’Église, à condition de pénétrer le sens du « mystère » chrétien et d’en bien saisir le déploiement au long de l’année liturgique.
Quand le langage commun désigne par « mystère » une réalité insaisissable à la raison et fascinante pour l’imagination, en raison de sa nature secrète ou transcendante, l’usage chrétien dit davantage : le mystère est une action que Dieu accomplit en faveur des hommes pour, au moyen de signes visibles, leur donner part au Salut.
En Jésus, le Mystère est accompli
Ainsi, l’Histoire Sainte est un mystère, puisque Dieu y manifeste le Salut au moyen de paroles et de prodiges : la Pâque et la libération d’Égypte, le don de la manne, la construction du Temple, les appels des prophètes…
Puis, « lorsque les temps furent accomplis », Dieu a révélé dans son Fils la plénitude du Mystère. En chacune de ses paroles et actions terrestres, le Christ a opéré le dessein salvifique de Dieu qu’il a porté à son achèvement en mourant sur la Croix et en ressuscitant. Le Mystère pascal de la mort et de la glorification du Seigneur accomplit ainsi l’oeuvre du Salut en récapitulant l’Histoire Sainte et chaque mystère de la vie du Rédempteur.
L’unique Mystère du Salut
Le Mystère de la Rédemption s’est accompli « une fois pour toutes » dans l’histoire, totalement et définitivement. Aussi, la victoire n’est plus à renouveler : elle est présente et accessible dans le Mystère. Celui qui est plongé (étymologiquement : « baptisé ») dans ce Mystère, en participant à la mort et à la Résurrection du Christ, celui-là est sauvé : « Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé. » Mais comment une telle participation est-elle possible, au cours des temps, pour ceux qui ne sont pas contemporains du Mystère ?
Un mystère éternel, toujours présent
Exalté à la droite du Père au jour de l’Ascension, le Seigneur y exerce un sacerdoce éternel, par lequel il offre à son Père les mystères du Salut accomplis « aux jours de sa chair ». Tous ces mystères historiques, ceux que préfigura l’Histoire Sainte, ceux qu’il accomplit en chaque heure de sa vie terrestre et porta à leur achèvement dans le sacrifice de la Croix, tous demeurent présents et agissants dans la gloire sans fin de la Résurrection.
Parce que ces mystères sont éternellement actuels, il est possible à tout homme d’en devenir contemporain, pour autant qu’il rejoigne le Christ vivant dans ses mystères pour y comunnier.
La liturgie, porche de l’éternité
C’est le rôle de la liturgie de faire entrer l’homme dans cette communion aux mystères du Christ et ainsi le faire participer au Mystère du Salut. Le concile Vatican II l’exprime ainsi : « Dans la liturgie terrestre nous participons par un avant-goût à cette liturgie céleste qui se célèbre dans la Cité sainte de Jérusalem (…), là où le Christ siège à la droite de Dieu, comme ministre du sanctuaire et du vrai tabernacle » (SC 8).
Comment est-ce possible ? Rappelons-nous que le baptême fait de nous les membres du Christ : vivant de son Esprit, nous ne formons qu’un Corps avec lui. De ce fait, nous lui sommes associés et, rendus participants de son sacerdoce, nous sommes capables de célébrer « par lui, avec lui, et en lui » les mystères du Salut, et en premier lieu « le Sacrifice qui est digne du Père et qui sauve le monde ». L’Eucharistie, parce qu’elle rend présent le Mystère pascal de Jésus, nous introduit à la totalité du Mystère. Tout le Mystère du Christ est dans le mystère de l’Eucharistie !
Un Mystère déployé dans l’année liturgique
L’Eucharistie est le Mystère des mystères, car elle nous rend contemporains et immédiatement bénéficiaires de la plénitude du culte divin, de la totalité des mystères de l’Histoire Sainte, de la vie et du ministère de Jésus, de sa Passion et de sa Résurrection.
C’est l’année liturgique qui nous fait revivre l’un après l’autre chacun de ces actes historiques désormais éternels : les annonces prophétiques, l’Incarnation, la circoncision et le baptême de Jésus, sa tentation au désert, sa dernière Cène et sa Passion, sa mort et sa Résurrection, son Ascension dans le Ciel et sa glorification… Chacun de ces actes nous apporte sa grâce propre – la grâce liturgique – rayon chaque jour différent de l’unique grâce du Salut, qu’il nous faut recueillir en participant attentivement aux mystères.
Célébrer l’Eucharistie en l’inscrivant dans le déroulement de l’année liturgique, c’est communier avec le Christ à chacun de ses mystères afin de recevoir les grâces que le Seigneur y a attachés en les vivant Lui-même. Ainsi, tout au long de l’année liturgique, à chaque Eucharistie, la grâce du Mystère pascal vient nous rejoindre d’une manière particulière, nous aidant ainsi à l’accueillir et à la faire nôtre. Ou plutôt, à l’image de Zachée qui entre dans la Vie en recevant le Christ, c’est finalement la grâce qui nous accueille en elle et nous invite à l’habiter avec chacune de nos journées, de nos joies et de nos misères.
Thomas Diradourian + prêtre