La décélération, une aubaine ?
Vendredi 24 avril 2020
Les décisions prises pour faire face à la crise sanitaire du Covid-19 ont eu pour effet de mettre « en pause » la vie économique et sociale. Un brutal coup d’arrêt qui met plus encore en relief le phénomène d’accélération qui caractérise nos sociétés post-modernes. Pour don Jean-Rémi, formateur au séminaire, il est temps de profiter de cette pause forcée pour faire un point sur notre façon de vivre.
D’où vient cette notion d’accélération et comment en comprendre les conséquences ?
Le pape François l’abordait déjà dans sa lettre-encyclique Laudato si’ en 2015 en utilisant le terme espagnol “rapidación” pour parler de « l’accélération continuelle des changements de l’humanité et de la planète » et de « l’intensification des rythmes de vie et de travail », en contraste avec la lenteur naturelle de l’évolution biologique.
Parmi ceux qui ont contribué à ce que ce terme d’accélération devienne une vraie notion sociologique et philosophique, il y a en particulier le sociologue et philosophe allemand contemporain, Hartmut Rosa, auteur de trois ouvrages majeurs : Accélération. Une critique sociale du temps ; Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive ; et Résonance. Une sociologie de la relation au monde. Pour lui, comprendre la modernité, c’est y voir un processus général d’accélération, qui touche à la fois au rythme des innovations technologiques, à celui du changement social, et à celui du rythme de vie. Il définit la conséquence de cette accélération en reprenant une notion-clef de la pensée marxiste : l’aliénation. L’aliénation signifie, au sens étymologique, le processus par lequel une réalité nous devient étrangère.
Nous serions donc, en quelque sorte, devenus étrangers à notre propre monde ?
Avec l’aliénation à laquelle l’accélération donne lieu, ce sont plusieurs réalités qui nous deviennent étrangères. D’abord, les lieux, car quelqu’un qui change de lieu à un rythme accéléré n’a pas le temps de le transformer en « chez soi ». Ensuite, les choses, car on ne peut s’approprier des objets qui sont remplacés par d’autres à un rythme toujours plus rapide. Après cela, les activités, qui, parce qu’elles demandent du temps, sont accélérées, au point que nous ne les vivons plus vraiment. Enfin, soi-même et les autres : étant donné que le rapport à sa propre intériorité, ainsi que la relation profonde avec les autres demandent du temps, un temps que nous n’avons plus, la relation au monde en général s’appauvrit, et se réduit à des « contacts » éphémères et ponctuels, d’un sujet lui-même réduit à la surface de ses ressentis.
« C’est à nous de faire de nécessité vertu, de transformer une décélération subie en résonance choisie »
L’actuelle « mise en pause » forcée serait alors bénéfique pour sortir de cette aliénation ?
La situation actuelle, qui est une situation de brutale « décélération », semble à première vue offrir une occasion unique de se soustraire à toutes ces aliénations. Beaucoup y voient un moment inespéré de vérité écologique, de décroissance et de retour à un mode de vie plus humain. Mais peut-on vraiment voir dans ce temps de confinement une aubaine, quand il s’explique par un virus qui continue à faire des ravages, quand il implique une restriction inédite de la liberté d’aller et de venir, et quand il sera suivi d’une crise économique et sociale d’une ampleur qu’il est difficile, déjà, de surestimer.
Hartmut Rosa rappelle à ce sujet que ce n’est pas parce que l’accélération est selon lui source d’aliénation que la solution se trouve dans la décélération. Selon lui, elle se situe plutôt dans des expériences de résonance, dont il a magistralement exposé les tenants et les aboutissant dans Résonance. Une sociologie de la relation au monde. La décélération est peut-être une condition de la solution, mais une condition seulement, et non une cause. Et le moins que l’on puisse dire est que la fabuleuse décélération actuelle n’a rien à voir avec la moindre tentative de solution à quoi que ce soit, au moins parce qu’elle ne trouve pas son origine dans la moindre tentative de retrouver notre relation au monde.
Si décélération il y a eu, c’est qu’elle a été forcée. Or un arrêt en urgence ne dit rien sur ce qui viendra après : peut-être le véhicule reprendra-t-il à la même vitesse qu’avant, peut-être reviendra-t-il à une forme de sagesse. Il en va de même pour cette période de confinement : nous aura-t-elle fait goûter aux vertus de la contemplation, ou aura-t-elle renforcé notre addiction aux écrans ? Nous aura-t-elle initiés aux bienfaits de la slow-life, ou nous aura-t-elle, à l’inverse, livrés à la frénésie du gaming, du high-speed connection et du speed-watching ? La décélération globale n’apporte pas d’elle-même la fin de nos aliénations individuelles.
C’est à nous de faire de nécessité vertu, de transformer une décélération subie en résonance choisie. Une belle aventure pour le jour d’après, pour des jours meilleurs ! Mais pourront-ils être meilleurs si nous-mêmes ne devenons pas meilleurs ? A nous de relever le défi !