Bien entendu la Croix est présente dans tous les épisodes rapidement rappelés. La Parole, pour le premier dimanche de Carême, nous a suggéré, par l’intermédiaire de Luc (même si ce n’est pas le texte de cette année), que le Tentateur, Satan, laisse Jésus après les trois tentations « jusqu’au moment venu » c’est à dire l’entrée en Passion, l’agonie et la crucifixion. Mais la Croix, ce n’est pas seulement cela, ce n’est pas seulement l’achèvement du désert.
Dans le deuxième dimanche, la Parole de Dieu nous a présenté la Transfiguration encadrée par deux annonces de la Passion et de la mort sur la Croix. Mais la Croix ce n’est pas seulement le prix de la gloire comme quelquefois nous la caricaturons.
Dans le troisième dimanche, le dimanche de l’Église, la Parole de Dieu nous a présenté l’Église comme naissant de la Croix : « Détruisez ce corps et je le rebâtirai en trois jours ». Mais la Croix ce n’est pas seulement le berceau de l’Église.
Dimanche dernier, enfin, ce dimanche réservé à l’homme, la Croix nous a été présentée comme la réalisation de ce qui avait été annoncé avec le serpent d’airain, mais la Croix n’est pas seulement l’antidote de la morsure du péché.
Si la Croix n’est pas seulement l’achèvement du désert, le prix de la gloire, le berceau de l’Église et l’antidote du péché, c’est parce qu’elle est aussi autre chose !
La Croix est l’Heure, une orientation de vie, le chemin de la Vie…
C’est ce dimanche qui va nous faire entrer théologiquement dans ce mystère de la Croix, avant que d’y entrer historiquement dimanche prochain. Oui, avant que d’y entrer réellement avec nos sentiments, notre passion, aujourd’hui nous réfléchissons sur ce qu’est la Croix.
L’Évangile d’aujourd’hui nous rappelle que l’on ne peut pas regarder la Croix en dehors de l’Heure de Jésus qui oriente toute la vie du Sauveur. Aujourd’hui nous entendrons le texte de saint Jean : « Voici l’heure où le Fils de l’homme va être glorifié ! Que dirais-je ? Je suis troublé ; dirais-je : Père sauve-moi de cette heure ? » C’est l’entrée à Jérusalem et donc déjà l’approche de l’Heure qui est l’Heure de la Croix. La Croix est l’Heure, cette heure dont Jésus parle déjà à Cana, au moment où Il accomplit le premier signe de Son ministère public, entouré de Sa Mère et de Ses apôtres, à qui Il précise que « son heure n’est pas encore venue. »
Lorsque nous regardons la Croix dans la lumière de l’Heure de Jésus, nous nous apercevons que la Croix n’est pas seulement un acte. Nous aimons par exemple parler de nos croix… La Croix n’est pas seulement un acte. Elle est, comme l’Heure de Jésus à laquelle elle est liée, elle est une orientation de la vie. L’épître aux Hébreux fera dire à Jésus naissant dans le monde : « Je suis venu pour faire Ta volonté. » Donc dès que Jésus naît, Il regarde vers cette Heure pour laquelle Il est venu. Cette Heure s’assimile à la Croix et derrière la Croix est présente l’Heure qui, encore une fois, oriente toute la vie de Jésus.
La Croix est donc une orientation de vie, elle est un chemin de perfection pour le Christ et pour nous. Nous entendons aujourd’hui le passage de l’épître aux Hébreux : « Une fois qu’Il a été rendu parfait par cette mort acceptée Il devient pour tous ceux qui Lui obéissent (c’est à dire tous ceux qui Le suivent, Le servent, qui L’accompagnent) cause de Salut. » La Croix est le chemin de perfection pour entrer dans la Vie éternelle.
La Croix ou le détachement de la vie…
Autrement dit la Croix n’est pas seulement un passage obligé, elle est une disposition, elle est un état intérieur du cœur. Cet état intérieur du cœur, Jésus le décrit au moment même où Il annonce Son Heure et Sa Croix. Il nous dit : « Qui perd sa vie la sauvera. » Autrement dit la disposition du cœur qui définit la Croix, c’est le détachement de la vie.
Se replacer par rapport à son heure d’éternité…
Le regard de foi me permet donc, je dirais, de me voir dans une dimension nouvelle qui n’est pas seulement la dimension physique, ni la dimension métaphysique qui révèle déjà une profondeur extraordinaire de l’homme. C’est la dimension théologique qui me pose entre cet alpha et cet oméga, comme une réalité vivante et aimée de Dieu, fruit de Son Amour (alpha) et appelée à partager Son Amour (omega) !
Donc la foi va provoquer en moi, qui saisis la profondeur de mon origine et qui élargis mon horizon à la dimension de l’éternité, ce que j’appellerais une distanciation par rapport à ma vie, ou dans la relation que j’ai à ma vie.
« J’inscrirai ma Loi dans leur cœur. »
C’est cette vision de la relativité qui me donnera ce pouvoir que nous retrouvons dans la vie des saints : pouvoir d’attachement dans le détachement, ce pouvoir de rupture dans la solidarité à ma vie. Il ne s’agit pas, encore une fois, de condamner, de mépriser, de fuir, de dire « non je ne suis pas malade » puisque si, je suis malade ! Il ne s’agit pas de nier tel ou tel problème puisque, si, j’ai tel ou tel problème ; mais il est replacé comme la photo, parce que je l’aime ce problème. J’aime cette réalité parce qu’elle fait partie de ma vie et que je la replace en fonction de cette éternité qui définit ma vocation et qui donne la vraie dimension à cette joie ou à cette souffrance, à cet échec ou à ce bonheur.
Voilà ce que c’est que le détachement de la vie, tel que Jésus nous le présente dans cette petite et très courte parabole du grain de blé qui meurt, c’est-à-dire qui se détache de lui-même pour s’attacher à la terre qui le reçoit, pour mûrir, pour donner le blé en abondance ! Le grain de blé n’est pas jeté bêtement, de même que le sarment de vigne qui est émondé, il l’est pour que la vigne produise !
Il est vrai que cette loi nous semble difficile, et je dirais impossible à l’homme : comment faire pour se distancier de soi-même sans tomber dans la schizophrénie ?
Mais cette loi, elle m’est donnée, elle est inscrite dans mon cœur comme le prophétisait Jérémie : « J’inscrirai ma Loi dans leur cœur. » Parce que le premier qui vit cette loi de la distanciation du relatif, même dans l’Absolu qu’Il est, c’est Dieu, Dieu qui ne se dit Père qu’en fonction de Son Fils ; Dieu qui ne vit Sa filiation qu’en fonction de Son Père. Cette loi de Dieu, cette loi de l’oubli de soi, cette loi de la gratuité qui est vécue pleinement dans la Trinité, Il nous la donne.
Il l’inscrit dans notre cœur par le Baptême qui nous conforme à Jésus. Et par les autres sacrements cette loi de distanciation, cette loi de détachement, cette loi d’abandon pour mieux aimer et mieux donner, cette loi est réactivée. C’est le sacrement de la Réconciliation qui me remet dans un état baptismal intégral.
C’est surtout l’Eucharistie qui est mystère de la foi, mysterium fidei, car elle est LA nourriture de ma foi. Elle nourrit ma foi, elle nourrit cette loi divine, ce principe de vie qui est LE principe de la vie trinitaire, qui est le principe de la vie de Jésus-Christ : vivre en fonction du Père et de Son Heure. Je suis appelé, nous sommes tous appelés à vivre en fonction de cette heure d’éternité !
Voilà ce que la Parole de Dieu nous donne aujourd’hui sur le mystère de la Croix avant d’y entrer dans toute sa réalité, avec la tristesse, la fatigue, les sentiments qui furent dans le Christ Jésus comme nous le verrons dimanche prochain, le dimanche des Rameaux qui ouvrira la Semaine Sainte.