Pour nous aider à comprendre ce thème de la bénédiction, je vais faire référence à une phrase très profonde de Saint Augustin commentant la bénédiction de Jacob se faisant passer pour Ésaü à l’instigation de la femme Rebecca, sa mère, qui lui dit de profiter qu’Ésaü soit parti à la chasse pour aller prendre la bénédiction d’Isaac, son père mourant.
« Ce n’est pas un mensonge, c’est un mystère ! »
Mentir et voler Isaac qui, rappelons-le, est le fils de la Promesse, le fils d’Abraham, quel scandale ! Saint Augustin, en bon pasteur commente ce texte mais, en homme juste, il se trouve gêné par la duplicité de cette femme qui dira à son fils : « Couvre-toi le corps d’une peau de bique pour être aussi poilu que ton frère » !
Et l’évêque d’Hippone déclare : « Ce n’est pas un mensonge, c’est un mystère ! » Avouons qu’il s’en tire bien. Ce qu’a fait Jacob n’est pas un mensonge, c’est un mystère : c’est le mystère de Dieu. Nous entrons ainsi dans le thème du mystère, encore plus vaste et qui sera repris par Saint Paul dans plusieurs de ses épîtres.
Le mystère n’est pas seulement quelque chose d’inexplicable. Le mystère est une réalité qui en contient une autre, comme le sacrement. D’ailleurs le mot ‘sacrement’ est la traduction latine du mot grec ‘mysterium’ ! Donc quand Augustin dit que ce n’est pas un mensonge, mais un mystère, ce n’est pas qu’il se défile, il reconnaît à ce passage de l’Écriture la qualité de mystère, c’est-à-dire nous renvoyant à une autre réalité.
En nous bénissant, le Père fait de nous Ses héritiers.
Nous connaissons le lien qu’il y a entre le sacrifice d’Isaac et celui de Jésus. Nous disons que le sacrifice d’Isaac nous renvoie au sacrifice de Jésus, que le sacrifice d’Isaac c’est le sens premier ou littéral de la Parole de Dieu qui nous renvoie à une autre réalité découverte par le sens spirituel et qui adviendra plus tard : le sacrifice de la Croix.
Il en va de même pour cette bénédiction par le vieil Isaac de son fils qui nous renvoie à la bénédiction que nous venons d’entendre dans l’Évangile : « Venez, les bénis de mon Père… » Tout simplement parce que, dans un cas comme dans l’autre, c’est de cette bénédiction que surgit le don de l’héritage du Père à son enfant. En relisant le passage de la bénédiction de Jacob, nous voyons, en effet, comment le père, par cette bénédiction donne à son fils la haute autorité sur toutes ses richesses. Il devient l’héritier unique et total des biens paternels !
Si ce sens déjà premier du mot mystère (mystère de la Parole de l’Ancienne Alliance qui nous renvoie à la Parole de la Nouvelle Alliance) nous permet de comprendre l’utilité de ce petit mensonge biblique, cela va surtout nous aider à approfondir le sens de notre évangile de Matthieu : « Venez, les bénis de mon Père… »
« Je te donne mes terres, mes biens et tu commanderas. »
Premièrement, si nous nous appliquons cette lecture comme Jacob s’est appliqué la bénédiction d’Isaac, nous voyons que nous sommes réellement les héritiers des biens de Dieu. Ce n’est pas une simple formule de politesse, c’est une formulation juridique très précise et concrète, signifiant une donation réelle et totale.
Deuxièmement, c’est un don qu’Isaac fait à Jacob : « Je te donne mes terres, mes biens et tu commanderas. » Dieu en tant qu’Il est Père donne, et Il donne gratuitement. Ce n’est pas un droit. Le fils aîné aurait pu dire : de toutes les façons étant le fils aîné, j’hériterai de tout ! Non, il faut recevoir la bénédiction paternelle. Donc c’est un don. Et c’est un don irrémédiable. Quand Ésaü s’aperçoit de la supercherie et qu’il demande à son père de le bénir lui aussi, Isaac s’y refuse, arguant qu’il ne peut reprendre la bénédiction donnée à son frère. Donc c’est un don irrémédiable et qui n’a rien à voir avec le mérite. La preuve en est que Jacob, sous l’influence de sa mère Rebecca, est un menteur et pourtant, il reçoit la bénédiction paternelle !
« Par le baptême vous avez revêtu le Christ ! »
Troisièmement, nous sommes réellement héritiers de Dieu par un don gratuit irrémédiable et grâce à une application. Pour Isaac et Jacob c’est l’application de cette peau de bête poilue qui fait ressembler le puîné à l’aîné.
Et pour nous c’est le Christ ! C’est Saint Paul qui nous le dit : « Par le baptême vous avez revêtu le Christ ! » Bien entendu, nous ne revêtons pas le Christ comme nous revêtons un vêtement ou une peau de bête. Ainsi, Paul ajoute que c’est parce que nous avons reçu l’Esprit du Christ dans notre âme, la vie de Jésus en nous, que nous pouvons dire Abba, mon Père !
C’est un habillement intérieur qui nous configure, c’est une application profonde, substantielle qui fait de nous-mêmes par le Baptême un vase contenant quelqu’un qui s’appelle Jésus-Christ Fils du Dieu Sauveur. Ce n’est pas l’application de quelque chose d’extérieur, comme le reprochera Jésus critiquant le formalisme pharisien, la purification des mains et des coupes, la dîme au Temple… Non, c’est mon âme qui à l’intérieur de moi revêt cette vie substantielle qui est la vie de Jésus-Christ, reçue au Baptême à travers Son Esprit, Son souffle qui m’est donné.
Le chrétien est mystère du Christ parce qu’il a le Christ en lui
C’est là où nous nous apercevons que, dans la fête du Christ-Roi, dans la réalité annoncée du Jugement dernier, le mystère, annoncé dans la bénédiction d’Isaac et de Jacob, s’accomplit.
Il s’accomplit au sens fort non pas seulement parce qu’il était annoncé par une réalité antérieure, mais parce que cette réalité est elle-même mystérieuse. De même que le Christ est le mystère du Père en ce sens qu’Il en est le sacrement, qu’Il contient le Père -« Qui me voit, voit le Père ! »- de même le chrétien est mystère du Christ parce qu’il a le Christ en lui comme un sacrement, comme un vase -dira Paul- qui contient un trésor, un vase bien fragile certes, mais qui contient ce trésor qu’est le Christ ! Nous sommes, par notre Baptême, mystère de Jésus-Christ c’est-à-dire sacrement et donc porteur de cette Vie éternelle qui s’est incarnée et qui est en nous avec Son Esprit.
Puis, parce que je suis mystère du Christ et parce que le Christ est le Fils, le Fils unique, le Fils par nature du Père, parce que ce Christ est en moi, exulte en moi, agit en moi, il me transforme peu à peu en enfant de Dieu, en fils adoptif. C’est Lui qui en moi vit Sa filiation !
Voilà à quoi sert notre année liturgique et voilà à quoi sert toute notre vie : laisser vivre en nous jour après jour, minute après minute, année après année, cette présence de Jésus-Christ Fils de Dieu qui fait de nous un enfant de Son Père…
La fête du Christ-Roi : l’accomplissement, de notre adoption
Dans cette ligne, qu’est-ce que la fête du Christ-Roi ?
C’est l’achèvement, l’accomplissement, le couronnement de cette adoption : « Venez, les bénis de mon Père… », venez Mes enfants adoptés pour recevoir, à l’image de Jacob, Mon héritage, Mes biens, Ma vie pour l’éternité…
À condition bien entendu que ce Fils, reçu en moi au baptême, ait réellement pu vivre Sa vie de Christ, Sa vie de Fils. À condition d’avoir laissé s’exprimer en moi, à travers moi, par moi cette vie de Jésus, cette vie divine qui se résume dans la charité, pour apporter au monde la tendresse du Père, comme Jésus l’a fait !
C’est le mystère de l’Incarnation : Jésus n’a rien fait d’autre dans Son humanité que de nous manifester le Père, nous manifester Son amour, Sa miséricorde, Sa tendresse, Sa proximité, pour que nous puissions le faire, dans nos humanités respectives à Sa suite !
« Le Royaume est au milieu de vous »
Alors, avant de commencer une autre Année liturgique, un autre cycle de sanctification, car lorsque nous sommes chrétiens, nous recevons de Dieu le temps pour grandir dans l’Évangile, nous devons réfléchir sur notre vie durant l’Année liturgique qui s’achève. Nous devons voir comment nous avons vécu cette Année liturgique, et si nous avons laissé le Fils vivre en nous.
Avons-nous laissé un espace de liberté à cette charité de Jésus pour qu’elle se répande hors de nous ? Est-ce que j’ai laissé le Christ régner dans mon cœur ? Voilà la royauté du Christ qui n’a rien à voir avec une royauté politique ! Est-ce que j’ai laissé vivre en moi, le Christ-Roi, parce qu’offrant et s’offrant, comme dit la Préface ?
En un mot ai-je laissé vivre en moi, palpiter, respirer ce Royaume de Dieu dont Jésus dira qu’« il est au milieu de vous » ? Ai-je laissé un espace de liberté à la vie de Jésus ? Ai-je fait le Bien dont parle le Christ dans l’Évangile : nourrir l’affamé, vêtir le pauvre, visiter le prisonnier ?
Il ne s’agit pas des œuvres que je fais dans une vision humanitaire et sociologique et finalement pouvant être parfaitement égoïste parce que partant de moi : je fais du bien, j’ai mes pauvres, j’ai mes prisonniers, j’ai mes œuvres…
Il s’agit au contraire d’oublier notre moi captatif, limité donc limitant et de laisser surgir au long de mes jours cette charité du Christ qui va vers les petits, les malades, les pauvres et les affamés, mais avec la force infinie de l’Amour divin, la douce lumière de la Rédemption pour annoncer le Père et être instrument de Sa Tendresse…
Finalement est-ce que je laisse vivre le Christ-Roi parce que le Christ-Amour, parce que le Christ-Don ? Nous avons une semaine jusqu’à dimanche prochain où commencera une autre année liturgique, pour faire notre profonde réflexion de conscience. II ne s’agit pas de s’accuser de babioles enfantines ! II s’agit de voir de quelle manière j’ai laissé, ou non, sortir de mon cœur le torrent jaillissant du Christ-Amour que je reçois à chaque communion !