Autrement dit, contrairement à ce que l’on pense lorsque l’on parle des commandements de Dieu, il n’y a rien d’esclavagiste dans cette Révélation de Yahvé : il suffit seulement de laisser battre le cœur que nous avons depuis notre naissance et qui est fait pour aimer ! En sachant que lorsque je laisse battre mon cœur je l’agrandis aux dimensions de celui que j’aime : ma femme, mon enfant, mon père, ma mère, mon ami…
Est-ce facile d’aimer ?
Donc c’est véritablement l’opposé de ces contraintes que l’on peut trouver dans d’autres sagesses philosophiques ou religieuses. L’acte d’aimer est un acte libre et le résultat de mon amour c’est la liberté, une liberté qui s’élargit aux dimensions de celui que j’aime et que j’accueille.
De plus, cet acte d’aimer semble facile, à première vue : aimer Dieu qui est la Bonté, qui est l’Amour, et aimer son prochain qui possède en lui, du fait de sa création, l’image de Dieu-Amour : quoi de plus naturel !
Et pourtant, il nous faut remarquer qu’aucune autre religion, aucune autre sagesse, depuis que le monde est monde et que l’homme pense, n’a fait appel à ce commandement de l’amour.
Il faut remarquer aussi que, bien que cela nous semble naturel, il aura fallu à Dieu toute la pédagogie de l’Ancien Testament pour préparer les hommes à recevoir et surtout à vivre cette loi de l’amour !
Mourir d’aimer !
Cela nous semble naturel et pourtant même au temps de Jésus -comme nous le voyons dans cet évangile- il y a un blocage, une difficulté : Jésus ne va-t-Il pas être condamné pour Sa vie, Ses miracles et Son message d’amour ? Jésus va mourir d’aimer ! C’est particulièrement frappant lorsqu’on lit l’épisode de la résurrection de Lazare qui provoquera la décision des Juifs de Le tuer.
Tout cela nous montre donc que, même si cet acte d’amour est, in abstracto, facile à poser, il y a quelque chose en nous de très mystérieux qui cohabite avec ce mystère de l’amour. Et cette chose mystérieuse, c’est le mystère du péché. Quelque chose d’intérieur, d’insaisissable, de difficilement compréhensible… Les grands maîtres de la spiritualité sont là, après Saint Paul, pour nous indiquer, vaille que vaille, un chemin de compréhension de notre intérieur : pensons à Sainte Thérèse d’Avila que nous fêtons au mois d’octobre ou à Saint Jean de la Croix que nous honorons en Décembre…
« Ève vit que le fruit était bon… »
Il y a donc un obstacle intérieur qui va bloquer ou plutôt bouleverser cette démarche de l’amour. Bouleverser oui, le Malin bouleverse.
Je parle du Malin parce que, bien entendu, si Dieu a créé l’homme avec un cœur pour aimer, ce n’est pas Dieu qui l’en empêchera ! Ce n’est pas l’homme non plus en tant que tel puisqu’il a justement ce cœur !
Il y a donc un troisième personnage dans cette tragédie humaine. Ce troisième personnage, c’est le Malin qui va bouleverser, détourner l’être de sa fin : l’être qui est fait pour le vrai, quand je le connais, va être découvert faussement à mon œil ; l’être qui est comme valeur, pour mon amour, va se présenter à moi comme mauvais… C’est la technique absolument remarquable du péché originel : « Ève vit que le fruit était bon… »
Le Diable ne crée pas, seul Dieu crée. Le Diable ne créant pas, il utilise donc quelque chose qui préexiste et qui s’appelle l’être, tout être, tout ce qui est, les animaux, les plantes, l’homme, que sais-je, bref, tout ce qui est pour le dévoyer, le mal voir.
« Ils virent qu’ils étaient nus. »
Un exemple : le péché originel, auquel vient d’être fait référence, est la clé de cet obstacle intérieur et de nos angoisses, comme le souligne Saint Paul. Il nous faut revenir à cette première chute : « Ils virent qu’ils étaient nus. » Rien d’érotique ici ; cela montre simplement que le Malin se sert de ce qui existe : Adam et Ève faits à l’image de Dieu, mais pour brouiller leur vision, il va les dévoyer, ils ne vont plus voir ! Ils ne vont plus voir en l’autre, (Adam ne va plus voir en Ève et Ève en Adam), qu’il y a cette image de Dieu, qui rend l’autre aimable ! Il n’y a plus d’image de Dieu, de présence de Dieu, de regard sur Dieu à travers l’autre : voilà le péché !
Il y a ainsi absence de Dieu dans la vie et donc il n’y a plus d’objet d’amour. Mais comme j’ai un cœur qui est quand même fait pour aimer, eh bien ce cœur va finalement se retourner vers moi : c’est ce qu’on appelle l’amour-propre ! Nous voyons comme il est idiot de se vanter d’avoir de l’amour-propre ! L’amour-propre c’est l’amour de soi, donc au lieu d’être tourné vers le Bien et vers la participation au Bien qu’est l’homme en qui est l’image de Dieu, même obscurcie, je vais me retourner vers moi dont je vais faire un dieu !
S’aimer soi en l’autre !
Ce qui va me permettre, très subtilement, de me retourner ensuite vers le prochain pour ‘l’aimer’, mais pas pour le bon motif. Je ne vais pas aimer l’autre parce qu’il est à l’image de Dieu, je vais aimer l’autre parce qu’il est à l’image de moi ! Je vais avoir un amour qualifiable de possessif, captatif… Je veux faire de l’autre un autre moi-même.
Je n’aime pas l’autre pour ce qu’il est, parce qu’il représente Dieu en face de moi et que je vais partir à la découverte de Dieu à travers l’autre, j’aime l’autre dans la mesure où il me ressemble : c’est l’égoïsme, c’est le narcissisme, et tout ce qui s’en suit… Voilà le drame des mariages et des amitiés mal vécues.
D’où cette phrase de Jésus : « Vous êtes aveugles, et vous mourrez dans votre péché » dit-Il aux pharisiens, en Saint Jean. Ce n’est pas aveugle sur la Loi, c’est aveugle sur ce fondement essentiel de l’amour de Dieu. Vous êtes comme Adam et Ève et nous, nous sommes comme eux- en partie : nous sommes aveugles, nous ne voyons plus en l’autre l’image de Dieu, nous voyons en l’autre ce qui nous plaît, ce qui nous excite, ce qui nous stimule. C’est le désir, le plaisir, l’hédonisme. D’où notre civilisation publicitaire, excitante, stimulante, érotique, violente.
« Vous êtes aveugles et vous mourrez dans votre péché. »
« Vous êtes aveugles et vous mourrez dans votre péché. » Le péché c’est de ne pas voir. Voilà de quelle manière le Malin vient s’insérer comme une tierce personne entre Dieu et mon âme. Il ne crée rien, il ne détruit rien, il dévoie. Je vois mais je ne vois plus le vrai, et donc quand j’aime, je n’aime plus le bien car je suis aveugle.
Nos péchés sont des manques d’amour. Nos manques d’amour sont des aveuglements, des non-regards théologiques sur l’autre. Nous comprenons bien que la charité ne consiste pas à se persuader que celui qui est en face de moi est bien, vertueux… Ça, c’est le théâtre. Il ne s’agit pas d’inventer des qualités en celui qui est en face de moi et qui ne les possède pas. Il s’agit de voir en lui la qualité originelle, substantielle et profonde qui est le fait qu’il est, donc qu’il est créé, donc qu’il y a l’image de Dieu en lui ! Voilà l’erreur : c’est ce non-regard théologique.
« Fais-nous aimer ce que tu commandes ! »
Donc il faut faire finalement comme Dieu le Père qui s’est plié à cet exercice de manière extraordinaire. Quand Dieu regarde l’homme, que voit-Il en l’homme ? Ce n’est pas l’image de Dieu qu’Il voit parce qu’alors on retomberait dans l’amour possessif. Dieu ne s’aime jamais Lui-même, sinon Il serait Narcisse.
Il voit un autre que Lui dans l’homme et cet autre c’est Son Fils qui s’est incarné. Et quand Il nous regarde Il voit l’humanité de Son Fils, Il voit à travers nos larmes les larmes de Son Fils, à travers nos joies les joies de Son Fils ; Il aime Son Fils en nous et Il nous aime parce qu’Il voit en nous, même au fond d’un cœur qui est meurtri, lâche, obscur, fourbe, Il voit, Il arrive à voir l’image de Son Fils.
D’où l’intérêt de la Collecte de ce dimanche : demander la foi, l’espérance et la charité, pour monter en Dieu afin de voir avec Lui, de son point de vue à Lui, de voir avec Lui, comme Lui, l’autre tel qu’il est. Non pas tel que je veux qu’il soit, mais tel qu’il est c’est-à-dire avec cette image divine au fond de lui, même quelquefois très obscurcie.
« Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu Il le créa. »
Car elle est importante cette image ! C’est elle qui fait la dignité de l’homme : ce n’est pas l’avoir, ce n’est pas le pouvoir, ce n’est même pas le savoir. La dignité de l’homme réside dans cette réalité invisible, spirituelle, fondatrice de l’être qui est l’image de Dieu.
C’est cette image de Dieu, d’une valeur inestimable, que chacun doit apprendre à aimer. Comme Dieu l’a aimée jusqu’à donner la vie de Son Fils en échange de la vie de cette pauvre image ! Oui, Dieu a permis à Son Fils de mourir sur la Croix pour que chacun de nous puisse récupérer ce trésor. L’image de Dieu en chacun de nous a la valeur, pour chacun, de la vie du Fils de Dieu ! C’est pour chacun que le Fils est mort, c’est pour chaque trésor qui est dans notre âme, même si c’est l’âme de toutes les turpitudes, de toutes les faiblesses… Car, oui, pour elle aussi le Christ s’est livré sur la croix.
Demandons donc en ce dimanche, ce ressort théologique pour changer notre regard, pour regarder l’autre, pour le sonder comme Dieu qui sonde les reins et les cœurs et pour découvrir dans l’autre, dans son intérieur, ce trésor qui a coûté la vie du Fils de Dieu.