Non ce n’est pas du tout par calcul, Jésus le dit Lui-même : « C’est pour manifester la gloire de Dieu. » Il le dit à deux ou trois reprises : « pour que vous croyiez. »
Mais alors, n’allons-nous pas retomber dans l’idée de l’extraordinaire, du merveilleux, après lequel d’ailleurs nous-mêmes dans notre foi si débile de chrétien nous courons bien souvent : les apparitions, les prodiges, les miracles, les signes, les guérisons… Parce que nous faisons comme les Juifs de ce temps : nous donnons au concept de gloire l’acception que nous en avons, nous, dans notre monde limité, non seulement physiquement, mais surtout moralement par notre misère de pécheur.
Gloire au Père, au Fils et à l’Esprit…
Le terme de gloire dans sa pureté tel que Yahvé le donne, le transmet et le féconde dans le peuple juif par l’Écriture, c’est ce qui fait connaître. Doxa, en grec signifie la connaissance, d’où le terme de « doxologie » qui évoque le Gloire au Père, au Fils et à l’Esprit… qui conclue le chant des psaumes en rappelant le cœur de la Révélation, à savoir l’existence du Dieu Un et Trine.
Donc la Gloire de Dieu (comme d’ailleurs la gloire des saints) c’est ce qui fait connaître, reconnaître l’être, le saint et a fortiori l’Être subsistant, Dieu, tel qu’Il est et non pas comme nous Le rêvons, comme les Juifs de son temps Le rêvaient, un messie plein de force, un messie militaire, un messie royal, un messie je dirais politique venant restaurer la théocratie…
C’est Dieu tel qu’Il est au fin fond de Sa Trinité, c’est Dieu Amour, c’est Dieu Pauvreté suprême, c’est Dieu Don de soi.
Le moment où Dieu va manifester de manière la plus explicite Sa gloire c’est, à partir d’aujourd’hui, avec ce miracle de Lazare, puis avec les Rameaux, et ensuite avec le jugement et la condamnation à mort, et après avec le Christ à la colonne, le Christ aux crachats, le Christ flagellé, le Christ de la Via Crucis et le Christ dans cet enfoncement vertigineux vers la mort en Croix, c’est cela qui manifeste la Toute-Puissance de Dieu qui est puissance d’Amour, Son Être profond, Sa réalité vraie ! C’est cela Sa Gloire.
« Jésus fut bouleversé d’une émotion profonde. »
Posons-nous alors une deuxième question. Qu’est-ce qui dans cet événement du miracle de la résurrection de Lazare manifeste la Gloire de Dieu, c’est-à-dire, je répète, Son Amour, Son être intime et non pas le clinquant que nous aimerions lui voir produire ?
Ce n’est pas à proprement parler le miracle. Des résurrections, il y en a déjà eu. Souvenons-nous du fils de la veuve, à Naïm. Lorsque Jésus passe dans ce village de Samarie, il voit ce cortège avec la mère qui pleure… S’arrêtant à peine, Il s’approche du cercueil et ressuscite le fils comme si de rien n’était.
Et il y eut aussi la résurrection de la jeune enfant du chef de la synagogue. Rien donc d’extraordinaire dans le fait de ressusciter Lazare qui pourrait manifester cette Gloire de Dieu dont nous parle Jésus.
Ce qui manifeste la Gloire de Dieu c’est-à-dire Son Amour, Son Être, ce qui manifeste que nous ayons cette adhésion au vrai Dieu, et non à nos idoles, à nos veaux d’or, à ce que nous voudrions que Dieu soit, pour que nous croyions en Son Père, « celui que vous ne connaissez pas et que je suis venu pour vous faire connaître », Jean, dans sa vision prophétique d’évangéliste, l’a saisi parfaitement. Il nous le répétera trois fois comme pour nous en convaincre. Ce qui manifeste la gloire de Dieu, c’est-à-dire Son Amour, c’est tout simplement l’émotion de Jésus.
La première fois il nous dit que « Jésus fut bouleversé d’une émotion profonde. » La deuxième fois, il précise : « Jésus pleure. » Et nous n’oublions pas que c’est Jésus Fils de la Vierge, mais aussi Fils de Dieu ! Et ensuite : « l’émotion le reprit encore une fois. »
« Il s’est fait pauvre pour que nous soyons enrichis de sa pauvreté divine. »
Ce terme d’émotion nous ne le retrouvons que dans l’épisode du jardin de Gethsémani. C’est un bouleversement, c’est-à-dire une révolution, un mal intérieur qui fait mal au ventre… Ce fut une espèce d’agonie avant la lettre, une obscurité mentale : comme ces drames que nous connaissons quelquefois dans notre vie lorsque tout semble s’effondrer dans une relation humaine.
Cette émotion manifeste jusqu’où Dieu est allé dans le mystère de l’Incarnation : jusqu’au fin fond de notre pauvreté humaine dont Il s’est habillé pour nous revêtir de Sa vie divine à Lui. Dieu n’a pas triché, Il est allé véritablement jusqu’au bout de ce que nous connaissons bien, nous, pour l’expérimenter souvent, cette meurtrissure de la sensibilité et surtout du cœur. Avons-nous déjà vu un homme pleurer ? Un enfant cela se comprend, une femme c’est courant, mais un homme : avons-nous déjà vu un homme pleurer, publiquement de plus ?
Voilà ce qui manifeste la Gloire, l’Amour, ce que Dieu est : ce dépouillement suprême, cette Pauvreté infinie qui va jusqu’à revêtir Sa Toute-Puissance de ces oripeaux que sont l’humanité avec sa faiblesse de péché ! Comme dit saint Paul : « Il s’est fait pauvre pour que nous soyons enrichis de sa pauvreté divine. » Non pas de Sa munificence, car nous ne sommes pas une Église triomphante ni glorieuse, mais de Sa pauvreté divine ce qui explique que nous devons être une Église de pauvreté !
« A partir de ce moment-là, ils décidèrent de le mettre à mort. »
Mais est-ce que c’est vraiment sur Lazare que Jésus a pleuré ? Pourquoi aurait-il pleuré sur Lazare alors qu’Il n’a pas pleuré sur cette jeune enfant de douze ans, fille du chef de la synagogue, alors qu’il n’a pas pleuré non plus devant cette mère en larmes à Naïm ? Pourquoi tout d’un coup pleure-t-Il sur ce Lazare, qu’Il aime bien sûr, -Il a passé des heures dans cette « maison de l’amitié » qu’est Béthanie et Il y passera Ses dernières heures avant de mourir, à la recherche d’un amour profond et réconfortant ?
De plus, Lazare n’a pas la grandeur d’une Marie-Madeleine, ni d’un Jean, ni d’un Pierre… Il n’a pas non plus la carrure de Matthieu… Ce n’est même pas Philippe qui ne voit pas la présence du Père en le Fils ni même Thomas C’est simplement Lazare, dont on ne reparlera plus…
Il pleure sur Lazare à cause de la proximité de Sa Passion. Il sait déjà que les Juifs décideront de Le tuer à cause de ce miracle sur Lazare. Relisons les versets suivants la péricope de ce dimanche : « A partir de ce moment-là, ils décidèrent de le mettre à mort. »
Mais attention ! Il ne pleure pas à cause de la proximité de Sa Passion, sur elle ou sur Lui ! Comme ces larmes de désespoir qui sortent trop souvent de nos cœurs parce que nous sommes des égoïstes. Lorsque nous pleurons nos morts c’est parce que nous restons seuls ; ce n’est pas notre inquiétude de leur vie éternelle qui nous émeut mais bien notre seule et propre souffrance.
« Le péché est entré dans le monde et par le péché la mort. »
Non, ce ne sont pas ces larmes-là, bien entendu ! Ce ne sont pas des larmes de désespoir. Ce sont des larmes de compassion qui proviennent de Son amour de l’autre.
Et cet autre, à travers Lazare, c’est nous ! C’est cet homme dont Il vient de toucher au plus près -comme s’Il l’ignorait dans Sa science humaine- la double condition mortelle : physique (qui compte bien entendu, toute séparation humaine par la mort reste douloureuse), et la condition mortelle morale c’est-à-dire le péché, le péché dans son universalité qui touche l’humanité, le péché qui touche chacun de nous, personnellement, sans oublier la « structure de péché » pour reprendre cette expression si claire de St Jean-Paul II, structure de péché qui augmente d’une certaine manière depuis le péché d’origine et qui entraîne les guerres, les haines, les accidents et qui entraîne aussi la mort depuis la faute d’Adam et d’Ève : « Le péché est entré dans le monde et par le péché la mort. »
Cette double mortalité, voilà ce qui fait pleurer Jésus. Les larmes de Jésus sont la réponse de l’homme-Dieu, comme la Résurrection de Jésus quinze jours plus tard sera la réponse du Dieu-homme à cette double angoisse : notre mort avec son angoisse métaphysique, et notre péché avec son angoisse morale.
« Il m’a relevé car il est toujours avec moi et me tient par la main ! »
Nous ne pouvons pas nier, nous les humains, que nous sommes tous des angoissés. Je ne parle pas du stress très à la mode de nos sociétés modernes, stress qui fait partie de ce monde surexcité et qui en est une triste révélation. Je parle de ce que les philosophes comme Heidegger ont saisi très profondément dans l’être substantiel de l’homme : l’angoisse ! Angoisse de la finitude, angoisse de la disparition, angoisse du non-dit, angoisse de l’ineffable, angoisse de la nuit, angoisse de ma culpabilité qui va bien au-delà aussi des analyses psychanalytiques…
C’est devant cette double angoisse, que l’homme-Dieu répond par ces larmes avant que de faire répondre le Dieu-homme par Sa Résurrection.
Cela m’incite à penser la chose suivante : lorsque, actuellement, du Ciel où Il continue à intercéder pour nous devant Son Père, Jésus me voit pécheur, mort par ce péché, Il est ému jusqu’aux larmes. Il est ému avec les mêmes larmes. Ce sont les larmes qui ont coulé devant Lazare, ce sont les larmes qui coulent devant mon angoisse morale ou, pire, devant mon aveuglement.
Et lorsque je me présente à Lui, lorsque je viens devant Lui dans mon tombeau comme Lazare en allant au sacrement de la confession, lié par les bandelettes de mes limites, de mes impuissances et de mes incapacités, Il me ressuscite, Il me relève, Il me délie… Il me délivre comme nous le chanterons le jour de Pâques : « Il m’a ressuscité, il m’a relevé parce qu’il est toujours avec moi et qu’il me tient par la main ! »
« L’Esprit vous fait vivre parce que vous êtes devenus justes. »
2000 ans après Lazare, Il me manifeste une nouvelle fois la Gloire de Dieu par la miséricorde de Son Père qui vient me délivrer de mon tombeau.
Par Son absolution, Il me redonne la vie de baptisé, c’est-à-dire Sa vie de Christ, que j’ai reçois par l’Esprit-Saint avec les sacrements, ainsi que le prophétise la première lecture : « Je mettrai mon esprit en vous et vous vivrez. »
C’est par cet Esprit donc que je peux vivre parce que dans la confession je suis justifié, comme nous le rappelle Paul dans la deuxième lecture : « L’Esprit vous fait vivre parce que vous êtes devenus justes. » C’est par l’Amour de Dieu que Lazare va pouvoir revivre évangéliquement, à la suite de son Maître, jusqu’à sa mort humaine.
Et je termine en soulignant que lorsque Jésus dit : « Ceci a lieu pour que vous croyiez… », Il souligne ainsi l’importance de la foi, l’importance de l’adhésion. Et nous retombons quand même sur la charité car c’est pour que vous croyiez que Dieu est Amour et qu’Il vous aime que je suis venu manifester cet Amour.
Cette manifestation de l’Amour de Jésus, pensons-y bien fort lorsque nous avons péché, que nous sommes sales, que nous sommes blessés, angoissés… Nous ne savons plus comment nous en sortir, nous n’osons pas nous confesser ! Alors pensons que dans le même temps, Jésus en Son Ciel pleure… Il ne pleure pas de mépris, Il pleure d’Amour pour nous appeler à Lui.
C’est la grâce que nous pouvons demander en ce dimanche.