Saint Martin et sa solitude avec Dieu

Don Paul PREAUX
Homélie prononcée lors des Assises 2015

A Lourdes, au pieds de la statue de saint Martin, située à l’entrée de l’esplanade du Rosaire, on lit la formule suivante : «Martini sacro de vertice flamma refulsit » (une flamme a resplendi depuis la tête sacrée de Martin). Cette flamme, c’est la charité répandue dans son cœur par l’Esprit Saint. Toute sa vie, il en fut éclairé, enflammé, consumé. Il demeurera un modèle incomparable de charité : à Amiens, en recouvrant le pauvre de son manteau auquel le Christ s’est identifié ; à Tours par sa sollicitude pastorale envers les pauvres et son souci d’annoncer le Christ ; à Ligugé et Candes par son amour envers ses frères moines. Sulpice Sévère, son biographe, a écrit de lui : « qui donc fut affligé sans qu’il fût affligé aussi ? Qui a péri qu’il n’en ait gémi ? ». Il puisait cette charité dans sa vie intense de prière. A Cande saint Martin, alors qu’il sentait ses forces l’abandonner, il convoqua ses frères pour leur annoncer qu’il allait mourir. Ceux-ci lui dirent : « Nous savons que tu désires rejoindre le Christ, mais tu es sûr de ta récompense et un peu de délai ne la diminuera pas ». Sulpice Sévère décrit son attitude : « Il fut ému par ces larmes, car il avait toujours été uni au Seigneur par une très tendre miséricorde, et l’on rapporte qu’il pleura ; mais tourné vers le Seigneur, il ne répondit à ceux qui pleuraient que cette parole : ‘Seigneur, si je suis encore nécessaire à ton peuple, je ne refuse pas le travail. Que ta volonté soit faite’. Avez-vous remarqué ici, les hommes l’interrogent, mais lui c‘est à Dieu  qu’il répond! Sa relation aux autres est habitée par sa présence à Dieu

Saint Martin moine : la solitude prépare à la mission.

A la fin de la Vita, Sulpice Sévère écrit : « Jamais Martin n’a laissé passé une heure, un moment sans se livrer à la prière ou s’absorber dans la lecture ; et encore, même en lisant ou faisant autre chose, jamais il ne cessait de prier Dieu. » (Vita XXVI)

Je voudrais insister, pour ouvrir nos Assises, sur cette intense vie spirituelle de saint Martin, face cachée de sa vie. Très vite, il a choisi une vie de solitude avec le Seigneur. Pourquoi cette solitude ? Il manifeste là sa préférence inconditionnelle pour le Christ, au service duquel il veut consacrer toute son énergie, ses potentialités. Elle est clairement chez lui une ouverture à Dieu, écoute de Dieu, recherche de Dieu, don de soi à Dieu. Son amour absolu et sans réserve pour le Christ dont il a toujours senti, la présence, le soutien, la miséricorde.

La solitude ? N’est-ce pas antinomique avec une vocation missionnaire, apostolique, au cœur du monde ? Comment pouvons-nous, en pratiquant la solitude, apporter l’amour au monde ? Dans ce monde qui vit sous le signe de l’urgence, de l’agitation, où la présence médiatique et la représentation sociale prennent tellement de place. Force est de reconnaitre aussi que le silence et la solitude ne nous attirent pas, surtout si nous sommes affairés, soucieux.

Un passage de l’Evangile éclaire notre réflexion  : « Quand il fit jour, Jésus sortit et s’en alla dans un endroit désert. Les foules le cherchaient ; elles arrivèrent jusqu’à lui, et elles le retenaient pour l’empêcher de les quitter » (Luc 4, 42). Jésus sort de bon matin pour vivre en solitude dans un endroit désert. Il prie son Père dans le secret, et les foules arrivent jusqu’à lui, et le retiennent pour le garder avec elles ! Il y a là un mystère étonnant qu’il nous est bon de méditer souvent. Entrons plus avant dans ce mystère, qui contient la face cachée de notre saint Patron. Je voudrais que nous retrouvions à l’école de saint Martin le sens de cette vie de solitude avec le Christ. Parler des hommes aux Christ, et longuement, avant de leur du Christ. Nous approcher du Christ, sérieusement, avant de nous approcher des âmes.

La solitude est le fondement même sur lequel grandit la communauté.

Certes, il y a une mauvaise solitude, une solitude qui est une souffrance ou repli sur soi. Le Pape Benoit XVI, l’avait dénoncé : « Une des pauvretés les plus profondes que l’homme puisse expérimenter est la solitude. Tout bien considéré, les autres formes de pauvreté, y compris les pauvretés matérielles, naissent de l’isolement, du fait de ne pas être aimés ou de la difficulté d’aimer». (Encyclique Caritas in veritate, n. 53). Mais il y a aussi une bonne solitude, une solitude qui est nécessaire car elle est le lieu de notre maturité humaine, chrétienne et sacerdotale.

Elle est cet ‘espace’ ou ce ‘temps’ qui permet à Dieu de purifier, d’unifier nos pensées, nos paroles, et nos actions. Guillaume de saint Thierry commente ainsi le passage de l’Evangile cité plus haut : « Toi qui es mon refuge et ma force, conduis-moi, comme jadis ton serviteur Moïse, au cœur de ton désert, là où flamboie le buisson sans qu’il se consume (Ex 3), là où l’âme…, envahie par le feu du Saint Esprit, devient ardente comme un séraphin brûlant, sans se consumer, mais en se purifiant… Là où l’on ne peut demeurer et où l’on n’avance plus qu’après avoir dénoué les sandales des entraves charnelles…, là où celui qui est, sans doute ne se laisse pas voir tel qu’il est, mais où cependant on l’entend dire : « Je suis celui qui suis ! » ». (Oraisons méditatives, IV, 155 ; trad. cf SC 324, p. 89)

Saint Martin cherche Dieu dans la prière.

Saint Martin s’absorbait dans la lecture.

Saint Martin s’absorbait dans la lecture.

Saint Martin et l’eucharistie.

Cette solitude avec Dieu devient aussi la condition de notre maturité humaine, le lieu où nous trouvons notre identité, où nous apprenons à nous connaitre nous-mêmes. C’est là dans la rencontre, parfois la sécheresse, que se creuse aussi l’humilité du cœur, la paix de l’âme, car nous apprenons alors à tout recevoir du Seigneur. La solitude nous libère des compulsions de la peur, de la colère, des débordements affectifs ou encore de la volonté de maitriser l’autre, pour en faire notre ‘jouet affectif’. Elle nous protège du découragement ou de la prétention d’y arriver tout seul. Elle nous permet de quitter nos égoïsmes, nos égocentrismes et nos replis narcissiques. C’est dans la solitude avec Dieu que nous apprenons la vraie liberté intérieure, à nous détacher d’une trop forte dépendance du regard des autres, du besoin de faire des choses, mener des projets pour nous donner l’impression d’exister. La solitude est le lieu où nous trouvons notre identité. Nous apprenons à y accueillir nos capacités d’aimer, à vivre notre fragilité, à accueillir nos échecs. Dans la solitude, nous devons vulnérables à Dieu tout en nous sachant tellement aimés de Lui.

Dans le silence, nous apprenons à refréner nos pulsions, nos mauvaises habitudes. le Pape François exhortait ainsi à la miséricorde : « Que de mal les paroles ne font-elles pas lorsqu’elles sont animées par des sentiments de jalousie ou d’envie ! Mal parler du frère en son absence, c’est le mettre sous un faux jour, c’est compromettre sa réputation et l’abandonner aux ragots. Ne pas juger et ne pas condamner signifie, de façon positive, savoir accueillir ce qu’il y a de bon en toute personne et ne pas permettre quelle ait à souffrir de notre jugement partiel et de notre prétention à tout savoir » (Misericordiae vultus, 11 avril 2015, 14).

La solitude est le fondement même sur lequel grandit la communauté.

Chaque fois que nous sommes seuls pour prier, étudier, lire, écrire ou tout simplement pour passer un moment tranquille à l’écart des lieux où nous entrons directement en rapport les uns avec les autres, nous avons la possibilité de nous ouvrir à une grande intimité les uns avec les autres. C’est une erreur de penser que nous ne nous rapprochons que lorsque nous parlons, que nous partageons, que nous œuvrons ensemble. En fait, toutes ces actions tirent leur fruit de la solitude parce que c’est dans la solitude, que notre intimité mutuelle s’approfondit. Dans la solitude, nous nous découvrons faits les uns pour les autres. Voyez-vous, la vie de saint Martin, nous enseigne que le temps consacré au silence, à la réflexion personnelle et à la prière est aussi important que le fait d’agir ensemble, de travailler ensemble, de prier ensemble. « Je suis profondément convaincu que la douceur, la bienveillance, la tendresse, la sérénité et la liberté intérieure de nous rapprocher ou de nous éloigner les uns des autres se cultivent dans la solitude. Faute de solitude, nous commençons à nous accrocher les uns les autres, à nous soucier de ce que nous pensons les uns des autres ou de ce que nous ressentons les uns des autres, et nous courrons le risque de céder au soupçon, à la malveillance, voire à l’irritation. Faute de solitude, les affrontements superficiels peuvent aisément s’approfondir et provoquer des blessures douloureuses » (Nouwen)

La solitude est le lieu où notre appel commun devient apparent. Nous ne devrions jamais oublier que nos vocations individuelles doivent toujours être vues à l’intérieur de la vocation plus large de la Cté. Nous ne pouvons donc pas seulement utiliser la cté comme un simple moyen pour épanouir nos vocations individuelles. Notre propre vocation individuelle ne peut être vue que comme une manifestation particulière de la vocation et du Bien commun de la Cté à laquelle nous appartenons.

Dans la solitude, nous apprenons à dépendre de Dieu qui nous appelle par amour, sur qui nous pouvons nous reposer et en qui nous pouvons nous recevoir mutuellement et nous apprécier mutuellement et nous faire confiance. Avec la solitude, nous sommes prémunis contre les effets nocifs de la suspicions, et nos paroles, nos gestes deviennent l’expression joyeuse de la confiance.

La solitude nous ouvre à la mission avec courage, ténacité et une vraie liberté d’esprit.

Je voudrais vous citer un sermon de saint Thomas sur la Parole qui me semble d’une rare beauté ! Il commente le Cantique des cantiques : « Dans le secret, l’âme se tourne vers Dieu, par l’oraison fervente et la contemplation, et Dieu se tourne vers l’âme par sa parole secrète. Mais le Cantique dit aussi qu’on ne peut rester toujours dans la douceur du colloque secret : « viens mon bien-aimé, allons au champ ». il faut donc sortir, aller « aux champs », c’est-à-dire vers le Peuple qui attend la prédication, mais le prédicateur n’y va pas seul ; allons signifie : Je suis avec toi, ‘je t’inspire et tu parles’ » (ego inspirando et tu praedicando) ».

Rappelons-nous de la liberté de saint Martin vis-à-vis des grands de ce monde ! C’est dans la solitude de l’île de Galinara, de Ligugé, puis de Marmoutier que la compassion de Dieu l’a blessé au fond de l’âme comme un glaive de feu. Que ce feu intérieur (la charité) qui brûlait l’âme de saint Martin puisse aussi nous enflammer tous intérieurement pour être là où Dieu nous attend.

Amen.

Don Paul PREAUX