La vie de saint Martin : école de Visitation
Don Jean-Marie LE GALL
Mes chers frères, je voudrais revenir avec vous ce matin sur les belles heures que nous avons passées ensemble hier auprès de Saint Martin en acte permanent de charité : nous avons vu sa triple charité : le manteau partagé, le vêtement du pauvre de Tours et la paix apporté à ses frères à Candes-Saint-Martin. Il me semble intéressant de relier par ces « trois charités » la ligne de force de la Vita Martini que l’on pourrait définir alors comme une école de la visitation. C’est la visitation de Dieu dans une âme de plus en plus attentive à la Présence divine et, devenant pour cela porteuse de cette Présence, capable de l’extravaser sur tous ceux qui sont en pauvreté. Visitation donc du chrétien à l’indigence physique comme à Amiens ou à Tours, visitation à la carence spirituelle comme à Candes.
1. A Amiens, nous avons face à face le catéchumène encore balbutiant la vie évangélique, et le pauvre qui n’appartient pas à ce monde militaire et ordonné et vient comme le déranger brutalement, interpellant sa générosité. A Tours, nous voyons Martin dans la maturité de sa vie spirituelle. La preuve est là, dans la mise en lumière factuelle certes, mais si forte, du lien entre l’eucharistie et la charité. Martin au sommet de sa vie épiscopale obéit spontanément à l’ordre que Jésus donne au lavement des pieds qui précède et donne sens à la Cène qui suivra : « vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous… Si vous savez cela, heureux êtes-vous, pourvu que vous le mettiez en pratique. »
« Mihi vivere Christus est »
2. Rien de plus beau ne saurait être trouvé dans la vie de l’Église pour alimenter, développer et recadrer notre vie spirituelle de prêtre et de diacre, tant est évidente ici la liaison intérieure entre le sacrement et sa signification christique, entre le sacrement et son fruit apostolique. Comme le soulignait Bruno dans son homélie, il nous est permis de déceler dans le geste de Martin envers le pauvre de Tours, le Christ en Martin accueillant le Christ en Pauvreté. Non seulement Martin devine Jésus en ce frère blessé dans sa dignité humaine et réponds à son appel au nom du Christ, mais c’est en revêtant lui-même la pauvreté du Christ, en se faisant nu comme le Maître, que Martin pourra enrichir ce minimus. En se dépouillant de sa tunique, Martin s’identifie au Christ dépouillé et crucifié qui offre sa vie pour le monde. J’encourage donc chaque fils de saint Martin à comprendre ainsi l’exhortation que nous donne Jésus de tout faire en son Nom. En particulier cette demande qui nous est si familière : « Tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, Il vous l’accordera… » Il n’est pas question d’en rester aux vocalises ; il s’agit de se laisser habiter par le Christ, de n’être plus qu’un avec Lui, de Le laisser nous visiter, vivre en nous comme le suggère Paul dans sa formule si bien frappée : « Mihi vivere Christus est ».
3. La charité de la vieillesse devrait nous interpeller tout spécialement puisqu’elle est tournée non plus vers l’extérieur mais vers les membres de la propre famille sacerdotale. Voici ce qu’en dit Sulpice Sévère : « Martin sut depuis longtemps qu’il allait mourir… Auparavant il dut aller visiter la paroisse de Candes car les clercs de cette Église étaient divisés et il désirait y rétablir la paix…Il n’ignorait pas qu’il était à la fin de sa vie, mais ce motif ne l’empêcha pas de partir car il estimait que ses vertus atteindraient leur accomplissement s’il pouvait rendre la paix à cette Église. » Si nous avons pu relever dans la charité de Tours l’équivalence explicite entre lavement des pieds et eucharistie, nous pouvons détecter dans cette charité de Candes le fruit évangélique de la vie eucharistique de Martin. Alors qu’à Tours, comme un lavement des pieds, la charité le prépare à la célébration eucharistique, ici c’est l’assimilation réelle et totale de Martin au Christ qui « le pousse » à aller porter la paix à ses disciples. A la manière de Jésus ressuscité se présentant aux siens pour leur dire : « la Paix soit avec vous ». Comme le rappelait D. Paul hier soir, lorsqu’on partage avec le Christ, c’est non seulement la mort mais la gloire : « si nous mourrons avec Lui, avec Li nous règnerons ! » Les murs que Jésus traversa sont, ici pour Martin, les usures du temps, de l’âge et de l’épuisement. Ne calculant ni ne gardant rien pour lui, il se dépense sans compter pour les siens selon la belle formule de Paul « impendar et surimpendar ». C’est pour nous une véritable stimulation à faire de la charité fraternelle l’achèvement de notre consécration. D’ailleurs, l’incitation de Jésus à prier en son Nom citée plus haut (« tout ce que vous demanderez au Père en mon nom… ») ne se poursuit-elle pas par : « Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres » ? Comme pour nous rappeler que rien n’importe plus au Père que la charité fraternelle qui est en même temps : acte de foi au Père que l’on prie, dévotion au Christ que l’on reçoit, acte missionnaire posé dans l’Esprit que l’on désire donner
Ces trois leçons de visitation caritative n’en font qu’une et c’est ce qu’il est important de retenir. La vie spirituelle de Martin a mûri dans l’évangile et selon la loi même de l’évangile, dans le temps et la discrétion de Dieu. La première charité, de la foi, est liée à la conversion du baptême. Elle est elle même levier pour s’élancer vers l’eucharistie qui bouleverse complètement la vie en la rendant relative à la charité. Cette 2ème charité, sommet et plénitude de l’amour, permet ensuite à Martin de redescendre sur le frère, autre expression de la même plénitude, mais teintée d’une couleur plus vive, tant il est vrai qu’il est toujours plus difficile d’aimer Dieu à travers son frère que l’on espère, que directement dans l’union mystique. Espérer son frère, c’est désirer son grandissement spirituel, son accomplissement dans la grâce, sa plénitude de sainteté… C’est espérer tout pour lui alors que notre habitude est d’espérer tout de lui ! Ce retournement en bienveillance, seule l’eucharistie peut la réaliser en nous. En fait, après être touché sensiblement par les pauvretés visibles, l’on entre ensuite dans la maturité par la contemplation eucharistique du mystère de substitution vicaire de Jésus. Enfin, entrant dans la plénitude de la vie sacerdotale, nous ne revêtons pas seulement le Christ dans sa mission médiatrice, mais nous nous abandonnons à Lui pour qu’à travers nous Il rejoigne nos frères. C’est la coïncidence progressive de la sainteté subjective de notre être chrétien à la sainteté objective de notre sacerdoce.
Cette dernière étape, jamais franchie totalement et toujours en puissance dans nos vies de prêtres et de diacres, elle nécessite un combat spirituel jusqu’à la mort. Mort physique quelques fois, comme pour Martin qui « se vide de lui-même » à l’exemple du Christ chanté dans l’hymne aux Philippiens. Mort spirituelle à nous-mêmes en tous les cas. J’aimerai d’ailleurs, pour conclure, vous citer les dernières paroles de Martin qui montrent la violence du combat mené, militairement, jusqu’au bout, à l’exemple de Saint Paul : « C’est un lourd combat que nous menons, Seigneur… En voilà assez des batailles que j’ai livrées jusqu’à ce jour. Mais si tu m’enjoins de rester en faction devant ton camp pour continuer, je ne me dérobe pas… Tant que tu m’en donneras l’ordre, je servirai sous tes enseignes. Mon courage demeure victorieux des années et ne sait point céder à la vieillesse. »
Demandons au Seigneur, par l’intermédiaire de Saint Martin que nos communautés soient toujours belles et pour cela terribilis ut castrorum acies ordinata comme le chante l’Office de la Vierge Marie. A Notre Dame en effet, l’Église attribue ce courage, cette force, n’hésitons pas à le dire cette virilité qui la place en droite ligne d’Abraham et qui fait de la Mère de Dieu l’accomplissement du Père des croyants…
Don Jean-Marie LE GALL